Les peuples passent sous tutelle

L’examen préalable des budgets nationaux et l’instauration de sanctions renforcées, qui pourraient être aussi « préventives », accentuent la dérive autoritaire de l’Union européenne.

Michel Soudais  • 17 juin 2010 abonné·es
Les peuples passent sous tutelle
© PHOTO: MIHAILESCU/AFP

Le 7 juin 2010 a de bonnes chances de faire date dans l’histoire européenne. À défaut d’avoir fait les gros titres de la presse du lendemain. Ce jour-là, en effet, les ministres européens des Finances ont non seulement finalisé le fonds de sauvetage de l’euro doté d’une « facilité » de 750 milliards, mais aussi accepté que la Commission européenne examine leurs budgets nationaux avant toute discussion parlementaire. Dès lors, on ne voit pas ce qui pourrait empêcher les chefs d’État et de gouvernement, réunis en Conseil européen ce 17 juin, d’avaliser cette espèce de fédération budgétaire européenne, réclamée par le Fonds monétaire international (FMI) et exigée par les marchés financiers.
Le premier volet de l’accord scellé entre les ministres des Finances porte sur les modalités du mécanisme européen de stabilisation, dont le principe avait été décidé en urgence lors du sommet de crise des chefs d’État et de gouvernement du 7 mai, afin d’aider, sous forme de prêts, les pays potentiellement en défaut de paiement. Le cœur du dispositif repose sur une nouvelle organisation intergouvernementale, dotée de 440 milliards d’euros et prévue pour une durée de trois ans, l’« European Financial Stability Facility » (EFSF). Il s’agit en fait d’ « une société anonyme de droit luxembourgeois dont l’activité, en cas de “défaillance” d’un État membre doté de la monnaie unique, consistera à emprunter des capitaux avec la garantie de tous les États de la zone euro, qui seront ses actionnaires à proportion de leur participation au capital de la Banque centrale européenne » , explique le ministre des Finances du Grand-Duché, Luc Frieden. Une garantie solidaire de tous les États pour l’intégralité des prêts a toutefois été écartée lors des négociations au profit d’un système de garanties individuelles des États membres, chaque pays ne garantissant que sa part de contribution.

Ce mécanisme, qui fait la part belle aux marchés financiers, a été approuvé et salué comme une « réaction européenne forte, puissante, organisée » par Dominique Strauss-Kahn. Le directeur du FMI est intervenu au cours de la réunion de l’Eurogroupe, l’institution qu’il dirige ayant prévu d’abonder de 250 milliards les fonds de l’EFSF. L’intervention de celle-ci ne sera toutefois déclenchée (en ultime recours) que si les 60 milliards alloués à la Commission européenne pour ajuster la balance des paiements d’un État défaillant ne suffisent pas. Elle sera en outre subordonnée à la présentation par l’État défaillant d’un « programme de redressement crédible et rigoureux ».

Cette exigence d’orthodoxie monétaire est à la base du second volet, qui n’est pas le moindre, de l’accord scellé à Luxembourg le 7 juin. Car, après s’être entendus sur les remèdes, les ministres des Finances ont aussi arrêté des mesures de prévention. Pour l’essentiel, celles-ci consacrent un durcissement des règles du pacte de stabilité et de croissance : les sanctions contenues dans le pacte seront plus nombreuses et interviendront « plus tôt », a annoncé le président de l’Union européenne, Herman Van Rompuy. Dorénavant, l’accent devrait être mis sur la surveillance de la dette globale, censée ne pas dépasser 60 % du PIB, et non plus seulement sur les déficits annuels. L’idée est de pouvoir déclencher des procédures pour déficit excessif à l’égard des pays dont la dette ne recule pas assez rapidement, même lorsque la limite actuelle de 3 % du PIB fixée par le pacte n’est pas encore dépassée.

Les nouvelles sanctions restent encore à définir. La Commission européenne, invitée à faire des propositions, songe à des sanctions financières, comme la suspension du versement de certaines subventions du budget de l’Union européenne aux pays récalcitrants. De son côté, l’Allemagne milite pour la suspension du droit de vote lors des réunions ministérielles européennes, ce qui nécessiterait une modification des traités. Sans exclure une telle révolution, Herman Van Rompuy insiste sur l’importance de définir des sanctions applicables « à brève échéance ».
S’agissant des moyens de contrôle sans lesquels ce durcissement de la discipline budgétaire risquerait de n’être qu’un vœu pieux, les ministres des Finances ont trouvé un accord de principe pour doter l’office européen des statistiques Eurostat de pouvoirs d’enquête élargis, avec des droits d’inspection dans les pays de l’UE afin de vérifier la fiabilité des données qu’ils fournissent sur leur dette. Ils ont aussi accepté que les projets de budgets nationaux soient désormais présentés à la Commission européenne et aux autres États membres avant d’être soumis aux élus nationaux.

Cette présentation préalable, qui devra se faire au printemps, était demandée par la Commission mais avait suscité les objections de nombreux gouvernements. Au Royaume-Uni, bien sûr, mais aussi en Suède, en Allemagne ou en France. « Ce n’est pas à la Commission européenne de voter le budget de la nation française » , avait ainsi déclaré le porte-parole du gouvernement, Luc Chatel, le 12 mai. La plupart des analystes s’accordent donc à penser que les gouvernements n’ont accepté cette soumission que sous la contrainte des marchés. Afin de ménager les dernières susceptibilités, Herman Van Rompuy a expliqué que cet examen porterait sur « les grandes hypothèses de travail » des projets de budgets, comme les taux de croissance et d’inflation ou les revenus totaux. Voire.
Car si, comme l’assure le président du Conseil de l’UE, les institutions européennes ne procéderont pas à un examen détaillé, qui reste une prérogative des parlements nationaux, cet examen permettra à ces derniers de juger des orientations budgétaires du gouvernement en connaissant sa crédibilité, insiste-t-il. Il s’agit donc bien de limiter les pouvoirs des parlements. Ce qu’admet implicitement le mi­nistre des Finances du Luxembourg, Luc Frieden : « Il ne s’agit pas d’un diktat, mais nous sommes tous ensemble dans une union ­monétaire. Cela comporte des obligations. Un ­budget national n’est de ce fait pas exclusivement national. »

Sur France 2, le 20 mai, Dominique Strauss-Kahn allait plus loin. Estimant que l’examen préalable des budgets nationaux par la Commission va « dans le bon sens », DSK balayait d’un revers de main les « cris d’orfraie des uns et des autres » : « Quand la France s’est créée, il y a aussi eu dans les provinces des gens qui disaient : “Nous voulons rester indépendants de Paris.” Heureusement qu’Henri IV a quand même fait la France. » Si la soumission préalable des budgets nationaux réjouit les partisans d’une intégration européenne croissante
– le président de la Fondation Robert-Schuman, Jean-Dominique Giuliani, salue l’avènement d’ « une fédération budgétaire européenne » –, les opposants à ce contrôle ne sont pas nécessairement tous des nationalistes souverainistes.

Ce qui choque dans ce renforcement de la tutelle bureaucratique des institutions européennes, c’est précisément qu’il est dévolu à une institution, la Commission, dont la représentativité et la légitimité démocratique sont contestées. À travers la remise en cause du Parlement, « créé pour voter le budget » , rappelait récemment le socialiste Henri Emmanuelli, c’est la souveraineté populaire qui est contestée. « L’examen préalable par la Commission européenne des budgets nationaux et l’application de sanctions préventives revient à donner un droit de veto à cet organisme qui est le conseil d’administration du libéralisme en Europe », tempête Jean-Luc Mélenchon. Tandis que Patrick Le Hyaric dénonce « la mise en place de plans d’ajustements structurels par-delà l’opinion des États et des parlementaires nationaux ».
Non contents de renforcer les pouvoirs de police budgétaires de la Commission, les ministres des Finances ont aussi accepté les grandes orientations de politique économique qu’elle leur proposait : les États « qui importent plus qu’ils n’exportent, comme la France et la majorité des États membres, [y] sont invités à s’attaquer à la protection sociale et aux salaires » , déplore Liêm Hoang Ngoc, économiste et député européen (PS).
Le 7 juin marque bien un tournant autoritaire dans l’histoire a-démocratique de l’Europe libérale.

Politique
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