« Nous avons été molestés, frappés, menottés »

Membre des Campagnes civiles internationales, le Français Thomas Sommer-Houdeville participait à la flottille pour Gaza. Au jour le jour, il raconte cette semaine qui s’est achevée par une tragédie.
Un témoignage qui rend compte de la violence vécue par les militants et de l’inertie du Quai-d’Orsay.

Jean-Claude Renard  • 10 juin 2010 abonné·es
« Nous avons été molestés, frappés, menottés »
© PHOTO : SINAI/AFP

Politis : Comment s’est constituée la flottille, et dans quelles circonstances y avez-vous participé ?

Thomas Sommer-Houdeville : En décembre dernier, à l’occasion de la marche sur Gaza, j’ai rencontré quelques membres grecs de différentes ONG qui avaient fait partie des premiers bateaux naviguant vers Gaza. Ils prévoyaient déjà un cargo pour le printemps. Ils sont entrés en contact avec des Turcs partageant les mêmes projets. Se sont ajoutés Gaza Mouvement, qui a l’expérience de ces flottilles, et une organisation belge et anglo-saxonne. Assez rapidement, courant février, tout le monde s’est entendu pour partir groupé, convaincus que nous étions de la situation d’urgence à Gaza. Pour autant, l’opération n’a pas été facile à gérer entre les grosses organisations grecque et turque, qui, naturellement, n’ont pas l’habitude de travailler ensemble. Enfin, dans la semaine qui a précédé le départ, les autorités israéliennes ont exercé une énorme pression sur les Grecs, qui ont traîné à délivrer les autorisations. Le relais des politiques et l’appui populaire l’ont emporté sur les pressions. Malgré les tensions diverses, nous sommes parvenus à partir le jour J, comme prévu. C’était, en soi, déjà une victoire, avec un relais médiatique très important.

Sur quel bateau étiez-vous ?

J’étais à bord du Sophia , un vieux cargo, avec deux autres Français, Mouloud Bouzidi et Ahmed Oumimoum. Nous étions une trentaine au total. Nous sommes partis du port du Pirée avec un autre bateau, plus petit, le Svendony, gréco-suédois. De Turquie, du port d’Antalia, sont partis le Mavi-Marmara, un vaste bateau de croisière, avec des passagers de toutes nationalités mais principalement des Turcs, et deux autres cargos, turc et algérien. Un pavillon américain, le Challenger , est parti de Crète. Au total, nous étions six bateaux, au lieu des sept prévus, puisque le pavillon irlandais, le Rachel Corrie, avait été saboté et avait pris trop de retard pour être à l’heure.

Que contenait le chargement des bateaux ?

Personnellement, j’ai participé au chargement du Sophia . Nous avions des maisons en préfabriqué, des fauteuils électriques roulants, des unités de traitement des eaux, des générateurs, des médicaments. Sur les quais, c’était un ballet continu de caméras et de journalistes de toutes nationalités. On pouvait ­suivre le chargement de minute en minute sur tous les écrans. En somme, quand on dit qu’on ne savait pas ce qu’il y avait sur ces bateaux, c’est évidemment faux. D’autant que les autorités grecques contrôlaient également ce qui entrait à bord. Le bateau a été chargé en deux jours et deux nuits, avec l’aide bénévole des dockers. Pour les autres embarcations, il s’agissait de la même cargaison, avec du ciment et du matériel médical et scolaire en plus.

À quel moment êtes-vous partis exactement ?

Le Sophia a largué les amarres le jeudi 27 mai. Nous avons fait escale à Nicosie le samedi. Le point de rencontre de tous les bateaux était au large de Chypre, le dimanche 30 mai, en fin d’après-midi, à l’entrée des eaux internationales, où sont montées à bord quelques personnalités, notamment Mehmet Kaplan, député Vert, et Henning Mankell, grand écrivain, tous deux suédois. C’est probablement la présence de ces deux personnalités qui nous a épargné ce qui est arrivé au cargo turc. Nous ne voulions pas arriver de nuit mais à l’aube dans la zone de sécurité, dans les eaux internationales. Sur une mer calme, nous avons donc croisé non pas vers Gaza mais vers Port-Saïd, sur la côte égyptienne, pour nous protéger au maximum, en longeant la côte, à 75 milles des terres.

Quand les forces israéliennes se sont-elles manifestées ?

Dans la nuit de dimanche à lundi, à 2 heures du matin, nous avons reçu les premiers signaux israéliens, par radio et par téléphone, qui nous interdisaient d’avancer sur Gaza. Or, nous faisions route vers Port-Saïd, en étant toujours dans les eaux internationales. La flotte israélienne, de plusieurs bateaux, était encore loin mais bien visible. Notre flottille s’étirait sur une largeur de dix kilomètres environ. À 4 h 30, les Israéliens ont resserré leur dispositif. Deux embarcations se sont approchées de nous, nous ont sommés de faire marche arrière par haut-parleurs, puis ont tiré à balles blanches. En même temps, on a vu plusieurs bateaux de guerre s’avancer sur le Mavi-Marmara . C’était impressionnant. À 4 h 20, on voyait seulement des bateaux au loin, dans la nuit. Dix minutes après, ils étaient sur nous ! Tous les bateaux de la flottille se sont dispersés, écartés, éloignés les uns des autres. On a vu des hélicoptères charger le ­Mavi-Marmara. Les explosions ont commencé, on ne savait pas vraiment ce qui se passait. On ne pouvait pas imaginer une telle violence.

Comment s’est passé l’arraisonnement du Sophia ?

Nous avons continué à tracer, jusqu’à finalement nous retrouver esseulés. Les forces israéliennes nous ont à nouveau enjoints de changer de cap, parce que nous étions, selon eux, sur leur territoire. Or, nous étions toujours dans les eaux internationales, entre 70 et 80 milles de Gaza. Après quelques nouvelles sommations, deux Zodiac et un speed-boat nous ont chargés, et leurs commandos sont montés à bord. Ils étaient une trentaine, tous masqués, en cagoule. On avait mis quelques barbelés autour du bateau, ils n’ont pas tenu vingt secondes ! Les cinq premiers soldats qui sont montés étaient armés de Taser et de paintballs. On s’est repliés sur la passerelle de commandement, autour de la cabine du capitaine. Ils ont tiré à bout portant sur les premiers copains, qui se sont effondrés, et ont braqué leurs armes sur nous tous. On s’est rendus sans discuter, immédiatement. Ils nous ont donné quelques coups, puis nous ont tous placés dans un coin, sous le pont du bateau, sous la menace de leurs armes, en tapant encore sur ceux qui rechignaient, râlaient un peu ou prenaient leur temps. Ceux qui avaient essuyé les tirs de Taser ont été frappés encore. Plus tard, sous leurs caméras, ils nous ont proposé à manger. Ce qu’on a refusé. Nous avions notre propre nourriture, il n’y avait pas de raison d’accepter leur repas. Ils ont exigé nos passeports. Une fois de plus, ceux qui ont résisté ont reçu des coups. Tous les papiers ont été saisis. Trois heures après, ils sont revenus parce qu’il en manquait quelques-uns, dont les miens. Ils ont alors fouillé les cabines, une à une, en se servant de nous comme boucliers humains avant d’entrer dans chaque cabine. Ce qui était très étrange parce que les commandos israéliens avaient investi les chambres, tranquillement, débarrassés de leur cagoule. J’en ai vu un à visage découvert, totalement surpris. Quand ils ont eu tous les papiers, nous sommes revenus à notre place. On est restés bloqués une dizaine d’heures comme ça, dans la chaleur et à l’étroit, avant d’être débarqués au port militaire d’Ashdod, au nord de la bande de Gaza.

Que s’est-il passé après l’arraisonnement ?

Débarqués du Sophia , le lundi en fin de journée, devant un énorme dispositif militaire, nous avons d’abord été placés sous des tentes, pendant deux ou trois heures. Ils ont saisi le chargement, nos papiers, nos effets personnels, l’argent, les cartes de crédit, les téléphones, les ordinateurs, les appareils photo, les caméras des journalistes. Nous venions donc d’être arraisonnés dans les eaux internationales, ils ont pris nos affaires et la cargaison. C’est exactement un acte de piraterie. On est passés devant différents uniformes. Beaucoup ­d’entre nous ont été molestés, frappés ou menottés. On était pour l’essentiel séparés, on ne savait pas toujours où passaient les uns et les autres. Sans doute, quelques VIP ont été expulsés très vite. J’ai refusé de signer un papier disant que j’étais entré illégalement sur le territoire israélien. Puis nous avons été conduits à la prison de Beersheva, vers 20 heures, l’une des plus importantes prisons d’Israël. C’est là que se sont donc retrouvés tous les passagers de la flottille.

C’est là que vous avez appris ce qui s’était passé à bord du Mavi-Marmara. Que vous ont raconté ses passagers ?

Les bateaux israéliens, une dizaine de Zodiac, ont tenté l’assaut de leur cargo, qui s’est défendu avec des lances à incendie. Comme l’armée ne pouvait pas approcher, ils ont chargé avec des hélicoptères, sont descendus sur le bateau à plusieurs commandos. Les premiers ont été rejetés à l’eau par deux bonnes centaines de Turcs. À partir de là, les hélicoptères ont ouvert le feu, de façon précise sans doute puisque, notamment, celui qui était aux commandes radio a été tué net.
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Dans quelles conditions avez-vous été incarcéré ?**

On est arrivés dans un vaste bazar, avec toutes les polices israéliennes, celles des frontières, des douanes, de l’armée. Les policiers ont frappé quelques personnes, ciblées sans doute, choisies auparavant, comme les capitaines de bateau ou les militants les plus connus. Nous avons été placés dans différents blocs, à 80 par unité, et 4 par cellule. Les gardiens de chaque bloc ne comprenaient pas très bien ce qu’on faisait là. On n’était pas vraiment des prisonniers, et le scandale avait déjà pris une ampleur médiatique. Le directeur de la ­prison, sans doute, craignait une bavure. On était près de 700 à arriver d’un seul coup. C’était très tendu. On a eu droit à deux repas par jour, de simples plats de pommes de terre, du houmous et des poivrons. Devant cette pitance, désolés, les gardiens nous ont eux-mêmes apporté un peu plus à manger, du chocolat notamment. Plusieurs caméras de l’armée nous filmaient encore.

Le lendemain matin, le mardi, ils ont été obligés de laisser entrer les consuls étrangers, les attachés d’ambassade et les avocats. Les entretiens ont duré toute la journée. Il fallait compter tout de même environ 700 personnes et 40 nationalités. Il régnait dans tout ça une réelle tension que, notamment, l’arrivée du consul anglais a ­désamorcée. Dans la cacophonie, il fallait récupérer nos passeports. Les nôtres, ceux de Mouloud, Ahmed et le mien, avaient disparu. On m’a fait patienter dans un coin, à l’écart, avec quelques menaces de la part de soldats israéliens, à mon retour en France. L’un d’eux s’est dit originaire de Sarcelles. J’ai reçu la visite, pendant cinq ou dix minutes, de Jérôme Chalençon, adjoint au consul, qui m’a dit faire son possible. Il a fait ce qu’il a pu, sans doute, mais n’avait aucun pouvoir. Mais je n’avais toujours pas de papiers. Et, faute de passeport, je pouvais difficilement sortir.

Que s’est-il passé entre
la prison et l’aéroport ?

On a d’abord été transférés le mercredi dans un centre de rétention, près de l’aéroport. Cela a été l’occasion d’une nouvelle tension, avec de nouveaux coups, distribués de temps à autre. J’ai été transféré après Ahmed et Mouloud, sans savoir pourquoi, vers 18 heures, avec les Grecs. L’ambassadeur grec était présent et résolu à rapatrier ses ressortissants. On m’a proposé de partir dans un avion turc. Je ne comprenais pas. Je n’avais pas mon passeport et je ne voyais pas ce que j’allais faire à Istanbul. Une fois de plus, j’ai demandé logiquement à téléphoner à mon ambassade. Tout est allé très vite. Ils ont refusé et, sans discuter, on m’a dit : « Tu ne veux pas partir, eh bien tu restes là et tu ne bouges pas ! » L’attente a duré un long moment. C’est l’intervention en personne de l’ambassadeur grec qui a débloqué la situation. Il a imposé aux autorités que je puisse joindre l’ambassade. J’ai eu M. Chalençon au téléphone, qui cherchait à nous retrouver. Un agent israélien a pris le combiné et lui a dit sèchement qu’il était hors de question qu’il pénètre dans le centre, avant de lui raccrocher au nez. On n’a plus eu de nouvelles. L’ambassadeur grec s’est dit prêt à nous laisser entrer dans leur avion militaire. Il fallait tout de même une autorisation du Quai-d’Orsay, d’autant que nous n’avions pas nos papiers. Il lui était difficile de faire entrer, sur son territoire, trois Français sans papiers et sans argent, mais il a bataillé des heures pour les joindre, obtenir une réponse, nous faire sortir de ce merdier. On lui doit une fière chandelle ! Nous sommes restés au centre de rétention jusqu’à 22 heures environ, avant de gagner l’aéroport. Les Israéliens n’ont jamais voulu nous rendre nos passeports. L’ambassadeur grec a de nouveau forcé la situation, et finalement reçu, in extremis, une autorisation orale, avec la promesse qu’un avion nous conduirait d’Athènes à Paris. Après d’ultimes tractations, l’avion a décollé peu avant minuit.

Comment expliquez-vous le comportement des autorités françaises ?

Je n’arrive toujours pas à comprendre pour quelle raison on a eu ce traitement, pourquoi tant d’embrouilles sur nos passeports, d’incertitudes, pourquoi on est restés sans contact avec l’ambassade. Finalement, on a eu le choix entre un rapatriement turc ou grec. Si la France avait décidé de nous évacuer, elle l’aurait fait, comme les Grecs et les Turcs l’ont fait. C’est, en même temps, un mauvais signal. On nous a laissé mariner comme si on était coupables de quelque chose. Globalement, on peut donc kidnapper un citoyen français avec pour seule réponse de la France d’envoyer un adjoint au consul.

Comment s’est déroulée l’arrivée à Athènes ?

Un attaché d’ambassade nous a conduits dans un hôtel. Le lendemain matin, le jeudi, on nous a proposé de passer par Western Union pour régler nos billets d’avion, qui finalement ont été pris en charge par le Comité de bienfaisance et de secours aux Palestiniens (CBSP). On nous a dit aussi que, finalement, on nous ferait grâce de la nuit d’hôtel, puis on nous a donné royalement 50 euros à chacun. Avant de reprendre un avion pour Paris, il nous fallait refaire des papiers. Même pas un passeport provisoire, mais un laissez-passer. On a dû rédiger une déclaration de vol ou de perte. J’ai coché la case vol et ajouté « saisie des documents par l’armée israélienne et non-restitution ». C’était la réalité, sachant aussi que tout passeport est propriété de l’État. Un agent français m’a rétorqué que la déclaration de « perte » aurait très bien suffi. Quand nous sommes arrivés à Roissy, le jeudi 3 juin, en fin d’après-midi, il n’y a pas eu le moindre accueil des autorités françaises. On n’a pas vu un officiel. Je me demande s’ils savent qu’on est rentrés !

Qu’espérez-vous après
un événement tragique comme celui-ci ?

Depuis trois ans, rien n’entre à Gaza et rien n’en sort. Une population d’un million et demi de personnes est asphyxiée. Si cet événement dramatique peut faire avancer les choses, ce sera tant mieux. Et, dans un premier temps, la levée immédiate du blocus. D’autant que cette levée ne changera pas la face du monde. Mais cela permettra à toute une population de souffler, de vivre dignement. Ces bateaux existent parce que des gens trouvent cette situation inacceptable. Et tant que le blocus existera, il y aura des bateaux, surtout si la communauté internationale ne réagit pas. Au reste, il y aura bientôt un bateau français en partance pour Gaza.

Publié dans le dossier
La Footafrique
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