Raymond Aubrac : « Mon 18 juin 1940 »

Ce 18 juin sera le 70e anniversaire de l’Appel du général de Gaulle.
À cette occasion, Raymond Aubrac nous explique quel fut son rôle dans la Résistance et après la guerre. Il réagit également à la politique actuelle et déplore un manque d’avenir pour les jeunes de ce pays.

Jean-Claude Renard  et  Florence Chirié  • 17 juin 2010 abonné·es
Raymond Aubrac : « Mon 18 juin 1940 »
© PHOTO: LEGUERRE/AFP

Politis : Que faisiez-vous le 18 juin 1940 ?

Raymond Aubrac : J’étais le long du Rhin, au nord de Strasbourg, sous-lieutenant du génie. Les Allemands avaient attaqué en mai. On faisait ­sauter les ponts pour les retarder. C’est surtout dans les Vosges qu’on s’est vraiment battus, en juin 1940. Si je ne me souviens pas exactement du 18, je me rappelle surtout que j’ai été arrêté le 21 juin, avant l’armistice du 22.

Que s’est-il passé par la suite ?

J’étais prisonnier à Sarrebourg. J’ai eu très vite l’envie de m’évader. Ce n’était pas simple parce que c’était contre les ordres des officiers supérieurs et du maréchal Pétain. Il y a quand même eu quelques jeunes exaltés comme moi qui se sont évadés.

À quel moment avez-vous entendu parler de cet appel
du 18 juin
?

En août. Nous étions installés à Lyon. Lucie a eu un poste dans un lycée de jeunes filles, j’ai trouvé du travail dans un cabinet. C’est à ce moment-là qu’on s’est rendu compte de ce qui se passait, qu’on a entendu et lu des choses, y compris l’appel du général de Gaulle, dans un journal.

Quelle a été votre réaction ?

Très peu de personnes l’avaient entendu directement. Il était intéressant car il a été diffusé dans un moment de grand chaos. Or, le message était optimiste, disant finalement : « On a perdu une bataille, mais pas perdu la guerre et il faut combattre. » Avant d’appeler les gens à venir rejoindre de Gaulle. Mais il faut se souvenir que les généraux n’étaient pas très populaires, car il était évident que l’état-major nous avait mis dans la panade. Être général n’avait donc rien d’impressionnant. Et puis le fait de s’appeler de Gaulle… J’ai d’abord cru que c’était un pseudo. C’était un peu outrecuidant ! En tout cas, ce n’est pas l’appel qui a déclenché chez moi, et chez mes amis proches, quoi que ce soit. En revanche, la situation était bizarre, parce que Pétain avait un énorme prestige. Il se voulait protecteur, incitait les gens à se mettre au boulot. Il y avait des choses singulières dans ses messages, disant qu’on était coupables et qu’il fallait se racheter. Ce n’était pas très plaisant ! D’autant qu’il a d’abord supprimé la République, établi une nouvelle devise, une nouvelle ­philosophie. Ensuite parce qu’il a serré la main d’Hitler et parlé de ­collaboration. À ce moment-là, un certain nombre de gens se sont ­sentis en désaccord.

C’est à ce moment que votre engagement se déclenche ?

Ce n’était pas vraiment un engagement. J’avais des amis politisés, on se disait qu’« il fallait faire quelque chose ». Il n’y a pas eu vraiment de résistance, on ne savait pas alors ce que cela signifiait, impliquait. Mais on a éprouvé le besoin de réagir ! Avec des graffitis d’abord, puis en distribuant des tracts, avant de créer, avec mes camarades directs, Emmanuel d’Astier en tête, un petit groupe, « la Dernière Colonne ». Le besoin de diffuser quelque chose est arrivé à peu près à la même période, dans l’année 1941, et partout en France. La Bibliothèque nationale aurait recensé 1 200 titres dans cette période. Un véritable phénomène. Finalement, le vrai responsable, c’est la censure. On était inondés de fausses nouvelles par la presse et la radio, et on le savait. C’est peut-être ça qui nous a incités à informer. On a donc lancé Libération, à partir de juillet 1941, qu’on a tiré jusqu’à 200 000 exemplaires. Mais un journal crée une situation particulière. Il est simple de trouver des journalistes. Mais il faut du papier, des imprimeries. Avec soixante-dix ans de recul, je dirais que la création des mouvements de résistance se fait très souvent autour d’un journal, avec les problèmes que ça pose et l’exigence d’un début d’organisation.

Quel rapport entreteniez-vous avec le général de Gaulle ?

On a compris peu à peu qui était ce général de Gaulle et ses intentions. Nous l’avons longtemps surnommé le « symbole ». Entre 1942 et 1943, le « symbole » devient un chef parce qu’il est très adroit. Il faut rappeler qu’il était très bien éclairé par les rapports de Jean Moulin sur ce qui se passait en France. Sous le nom de Rex, envoyé par de Gaulle, Moulin a débarqué début janvier 1942 avec pour mission de coordonner les mouvements de résistance du Sud. D’Astier ne pouvait se rendre au ­rendez-vous. C’est donc moi qui y suis allé. Nous avions rendez-vous à 19 heures, sous les colonnes du ­théâtre de Lyon, dans un quartier un peu délicat, juste derrière la mairie, avec beaucoup de policiers. On s’est reconnus par un échange de mots. Sans me regarder, il m’a dit : « La lune est verte ce soir. » J’ai répondu : « La lune est carrée. » Je l’ai suivi jusque dans un appartement et lui ai dit mon nom. Aubrac. Il a sorti une boîte d’allumettes de sa poche, l’a vidée, et a sorti une pince à épiler pour soulever le fond. Dessous était dissimulée une photocopie de son ordre de mission. C’est là que j’ai vu la signature du général de Gaulle pour la première fois. Ça a été ma première rencontre ­physique avec de Gaulle !

À la Libération, comment s’est déroulé votre exercice
de commissaire de la République à Marseille ?

Après mon arrestation à Caluire, puis mon évasion, nous avons pu gagner Londres, avant de participer à l’Assemblée consultative d’Alger. C’est là que, début août 1944, de Gaulle m’a nommé commissaire de la République dans le Sud, après le débarquement prévu pour le 15 août. Je n’avais aucune expérience, sinon mes études et mon service militaire. « J’en suis incapable » , avais-je dit au général. Il m’a répondu : « Vous n’êtes pas le seul ! »
Il s’agissait d’envoyer dans chacune des dix-huit régions une personne disposant des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. C’était ça, le métier de commissaire, un métier impossible, après quatre ans d’occupation. Mais il fallait rétablir la République. Or, c’est compliqué, la République ! C’est un vrai boulot ! Je l’ai fait pendant six mois, avant d’être mis en disponibilité pour raisons politiques. À l’époque, j’avais beaucoup d’amis au Parti communiste.

Quel rapport entretenez-vous avec les commémorations ?

J’ai vécu avec Lucie pendant soixante-sept ans. Elle est partie. La solitude m’est très difficile, c’est ­insupportable, et très mauvais pour la santé. Je réponds alors aux invitations ­scolaires. Je fais ça deux fois par semaine. Cent trente établissements portent le nom de Lucie. Ça donne beaucoup de boulot. Mais, en termes de commémorations, il y a une chose qui m’embarrasse : dans mon métier, celui d’ingénieur, on prépare l’avenir. Et, depuis l’âge de 75 ans à peu près, je ne suis autorisé à parler que du passé.

Au-delà de la guerre, quel regard portez-vous sur le général de Gaulle ?

Pour moi, il existe deux de Gaulle : un de Gaulle entre 1940 et 1946, et un autre après 1958. Les deux sont assez contrastés. Moi, je suis gaulliste du premier de Gaulle. Après, c’est différent. Le premier, je l’ai très bien connu. Si on veut classer ça politiquement, pour le premier, on ne peut pas dire qu’il est de droite ou de gauche, le deuxième est de droite. Et ce n’est plus tout à fait ma tasse de thé !

Comment jugez-vous la politique gouvernementale actuelle ?

Je n’aime pas la politique actuelle ! La France est dans un état paradoxal. Je m’en rends compte en rencontrant les jeunes. Vous avez actuellement un grand nombre de jeunes qui ne se sentent pas d’avenir et à qui personne n’en propose. On est un pays qui n’a pas d’avenir. Notre avenir, c’est 2012. Après 2012, il n’y a plus rien ! Ni de politique à long terme ni, naturellement, de projet à long terme. Le pays vit au jour le jour et en partie gouverné par la peur. Au journal de 20 heures, sur dix sujets, six ou sept sont réalisés pour faire peur. La grande difficulté, c’est de définir l’adversaire. Il y a soixante-dix ans, c’était simple. Mais maintenant ? Si je descends dans la rue avec une pancarte « Sarkozy au poteau ! », je n’aurai pas beaucoup de personnes pour me suivre. On a une politique absurde, idiote, et qui est faite par des gens très intelligents, donc très dangereux.

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