Biodiversité : un amour soudain plutôt suspect

La Finlande veut faire d’un petit phoque en voie de disparition un symbole national tout en développant le tourisme dans son écosystème. Une contradiction qui est facteur d’échec. Reportage.

Claude-Marie Vadrot  • 8 juillet 2010 abonné·es
Biodiversité : un amour soudain plutôt suspect
© PHOTO : C-M. VADROT/AFP

En partant de Savonlinna, près de la frontière russe, le bateau n’en finit jamais de découvrir et de contourner des îles : immenses ou bien minuscules, n’abritant qu’une maison de bois et un sauna derrière des pins et des bouleaux. Paysage sans cesse renouvelé, carte postale scandinave qui se déroule doucement dans une lumière qui s’éteint à peine au cœur des nuits d’été. Une invitation à ne jamais dormir, à guetter sans relâche des oiseaux plutôt rares et des phoques dont on croit toujours apercevoir la tête entre deux vaguelettes ou se confondant avec un rocher. Car, si la Finlande est connue pour ses lacs (plus de 60 000, même si le géographe se lasse de dénombrer les plus petits, où s’ébattent les truites, les plus vastes abritant les saumons), elle se passionne aujourd’hui pour ses phoques. Des phoques d’eau douce que ce pays de 5,5 millions d’habitants répartis sur 340 000 km2 affirme vouloir transformer en symbole de biodiversité à sauvegarder. Alors, officiellement, le pays se mobilise pour sauver les derniers rescapés d’une chasse séculaire. Au point d’avoir fait voter une loi, il y a quelques jours, pour tenter de les protéger et aussi, ce qui n’est pas plus facile, pour préserver l’immense lac Saimaa, où ils vivent tant bien que mal.

La Finlande a invité la presse française et suisse, avec l’appui de la Fondation (suisse) Franz-Weber, qui vole depuis des décennies au secours des espèces et espaces menacés, à venir jouer à cache-cache avec ce mammifère aquatique en voie de disparition. Pas évident de repérer l’animal car il vit dans un lac qui couvre 4 400 km2, soit plus de trente fois la surface de Paris. Et les autorités s’attachent plus à évoquer le symbole en cours d’élaboration touristique qu’à protéger réellement l’animal, qui se fait rare dans le lac tout en colonisant les brochures publicitaires.
Les phoques finlandais s’ébattent dans de l’eau douce, contrairement à la plupart de leurs congénères, car, lors du retrait de la Baltique il y a huit mille ou dix mille ans, ils ont été pris au piège de lacs maritimes perdant progressivement leur sel sous l’effet des cours d’eau qui s’y jettent. Ils se sont adaptés mais, dans le Saimaa, les naturalistes n’en comptent plus que 260. Bien peu pour assurer la survie d’une espèce qui se reproduit à partir de 4 ans et encore, pas tous les ans. Les Finlandais les proclament uniques. En oubliant, pour les besoins de la cause qu’ils lancent, que 3 000 ou 4 000 autres phoques de la même espèce vivent encore, une centaine de kilomètres plus à l’est, en Russie, dans le lac Ladoga, qui donne naissance à la courte Neva, coulant jusqu’à Saint-Pétersbourg. Mais la politique explique cet oubli : ce grand lac se situe dans la partie de la Carélie confisquée par les Soviétiques à la Finlande à la fin de la Seconde Guerre mondiale. On rencontre aussi des phoques d’eau douce menacés de disparition en Sibérie, dans le lac Baïkal.

Donc, la Finlande en fait des tonnes pour ses phoques, qu’elle redécouvre. Dans la région de Savonlinna, c’est juré, tout le monde les aime, tout le monde veut les protéger et les hisser sur le drapeau touristique de la région et du pays. La preuve : sur le lac et ses bords, coexistent deux parcs nationaux. Mais ceux-ci ne couvrent que 143 km2, soit à peine 4 % du territoire lacustre parcouru par les phoques à leurs risques et périls.
Peu à peu, au fil des échanges avec des pêcheurs, des responsables touristiques ou des gardes de parcs, une réalité nuancée se fait jour.

D’abord, en Finlande, le pouvoir ne veut pas obliger la population à respecter le milieu naturel, ce doit être volontaire : donc les autorités ne dis­posent guère de moyens de protection et de coercition dans ce pays où la propriété est sacrée. Y compris celle de l’eau où s’abattent les phoques survivants. Rescapés de l’évolution naturelle et des pêcheurs qui les ont toujours considérés comme des concurrents parce qu’ils mangent des poissons, ces petits pinnipèdes lacustres subissent encore les effets de la pêche ; celle des amateurs comme celle de la cinquantaine de professionnels qui ­opèrent sur le lac avec des bateaux modernes. Les jeunes se prennent dans les filets et se noient ; et puis, un coup de gaffe est vite arrivé… Remède : les autorités versent des indemnités aux uns et aux autres pour « dissuader » la pêche de printemps. Mais tout repose sur la confiance, ce qui ne fait pas l’affaire des phoques.
Comme l’essentiel des eaux et des rives est privé, sauf dans le minuscule espace des parcs, les constructions se multiplient, y compris dans l’espace Natura 2000 de 1 700 km2, dont le statut est tellement peu clair que la Commission européenne vient d’adresser une mise en demeure à la Finlande pour « ne pas avoir pris les mesures de protection nécessaire en ce qui concerne le phoque annelé de Saimaa, l’une des espèces de phoques les plus menacées du monde ».

Rien ne s’oppose donc au mitage des rives par les Finlandais qui y font bâtir leur résidence secondaire, et par les Russes qui viennent de la région de Saint-Pétersbourg pour se construire de somptueuses villas. Comme celles qu’ils possédaient au temps où le pouvoir des tsars s’arrêtait à quelques kilomètres du château fort de Savonlinna, construit par les Suédois. Ce « retour » étant pacifique, rien ni personne ne peut s’y opposer.

Avec cette affluence, petits et gros bateaux sillonnent le lac, et la ­limitation de leur vitesse, surtout pour les hors-bord, n’est guère contrôlée. Pas plus que la circulation des motoneiges et des voitures en hiver : les sanctions sont exceptionnelles. Et les délits de pêche sont punis de simples admonestations car il ne faut fâcher personne. La députée Verte de la région, Heli Järvinen, qui avoue avoir été élue récemment « par miracle », l’admet rapidement. Tout comme elle reconnaît que « [sa] loi a été transformée avant son adoption, et [qu’]elle n’est pas très contraignante pour l’instant » . Tant pis pour les phoques, qui ont pourtant déjà coûté une fortune à la Région et au gouvernement : 50 millions d’euros de primes et d’achat de « non-activité » dans certaines zones en quelques années. Sans effet probant : ce qui fait très cher le sauvetage
– incertain – du phoque. Car le changement climatique joue aussi contre sa survie : les petits naissent en février sur la glace du lac, dans des « nids » protégés par une couche de neige. Malheureusement, de plus en plus souvent, la neige fait défaut au moment crucial, et ils meurent prématurément, à la fois brûlés par le soleil et saisis par le froid avant la première mue.

Reste la question posée par cette situation et ce voyage de presse sans cesse tiré vers le tourisme par des autorités soucieuses de vanter un paysage et une nature superbes, l’écotourisme et les plaisirs de la pêche. Les projets touristiques peuvent-ils être un facteur positif pour améliorer une protection trop légère et trop aléatoire pour être efficace à court et à moyen termes ? La question ne se pose pas seulement en Finlande : la course est inégale entre les exigences de la biodiversité et celles de l’économie des vacances, qui cherche à attirer le plus de monde possible en un même endroit. Ce qui implique des équipements, des constructions et des plans de circulation pas vraiment favorables à la survie des espèces sauvages, qu’il s’agisse du phoque, du lynx, de l’ours brun ou des élans qui hantent encore les rives du Saimaa. De plus en plus souvent, en Europe et ailleurs, la biodiversité est mise K.-O. par le développement technico-touristique.
Mais on peut rêver : peut-être les phoques s’en sortiront-ils malgré tout…

Écologie
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