Courrier des lecteurs 1111

Politis  • 15 juillet 2010 abonné·es

À quoi peut bien servir un journaliste ? À donner crédit à la belle idée de démocratie en étant chercheur de vérité, passeur d’information ? Tout le contraire d’un courtisan. Quelques journalistes estimables sauvent l’honneur, mais il semblerait que ce soit assez inversement proportionnel à la notoriété.

Mariejeh Lebondidier


Voiles noirs

Ancienne des Amis de Politis de Pézenas, je me suis abonnée à votre journal après avoir rompu avec d’autres publications, en raison de leur complaisance pour le voile.
J’ai applaudi la lettre d’une lectrice féministe contre le voile parue dans le n° 1105, et découvert avec stupeur que vous étiez divisés à ce sujet. En France, un habitant sur 10 est étiqueté « musulman ». Parmi eux, des Français, des binationaux, des étrangers en situation régulière, des sans-papiers. Sur le plan religieux : des prosélytes, islamistes politiques, voire proterroristes ou traditionalistes rigides, des tièdes, des indifférents, des musulmans laïques de « l’islam des Lumières », des athées et même des convertis baptisés. Seuls sont pour le voile les islamistes activistes : les hommes, pour la plupart, vivent en jeans ou en complet veston, et, par la violence ou une solide persuasion, contraignent leur femme à devenir, voilées, leur porte-drapeau dans la rue. Voilà les vraies discriminées. Pour elles, impossible d’aller au café ou au resto, à la plage ou à la piscine, de pratiquer sport ou musique, de danser, de passer des examens, d’avoir une activité professionnelle. Sont censurées : sciences naturelles, lectures, radio, télé, théâtre, ciné… Il leur reste : servir leur mari, tenir sa maison, élever les enfants qu’il leur donnera. « Interdit du corps visible, étouffement des voix » , disait Assia Djebar. Pour la liberté et l’égalité, bingo !

Internationalisme et altermondialisme devraient inciter les journalistes et militants de gauche à tourner leur regard vers les États islamistes et les pays ravagés par le terrorisme islamiste. Là, non-voilées ou mal voilées et « femmes libres » sont inquiétées, molestées, emprisonnées, vitriolées, assassinées.
Votre lectrice vous demandait de donner la parole aux féministes, laïques, rebingo ! Dans le n° 1107, on pouvait lire un entretien-portrait de Raymond Aubrac et de bons articles sur les sans-papiers, et aussi une tribune de Pierre Tévanian, mâle blanc et français qui vilipende les femmes, et particulièrement les filles et petites-filles d’immigrés, esclaves consentantes de la dictature « blanche » de la mode, des brushings, des régimes et de la chirurgie esthétique pour, mal libérées mais réalistes, plaire et faire leur chemin dans la société. Vous avez accepté ces chaînes, vous aurez la burqa. Vos gueules les féministes, blanches, donc racistes !
Bien au contraire, femmes libérées par les luttes de vos mères, mais à demi seulement, qui vivez dans une oasis de liberté au sein d’un monde machiste, n’abandonnez pas un pouce de terrain, avancez, brisez vos chaînes et, antiracistes et internationalistes, aidez vos sœurs du monde entier à secouer les leurs, combien plus pesantes ! […]
Comme votre lectrice, je vous demande donc de donner la parole à celles et à ceux qui luttent pour la liberté et la cause des femmes par leur parole et leurs écrits, telles Wassila Tamzali, Taslima Nasreen, Nadia Kaci, les femmes de Hassi Messaoud, et d’autres « femmes blanches ». Et aussi à « l’islam des Lumières » : Abdelwahab Meddeb, Tarek Obrou, Malek Chebel, Abdennour Bidar… […]

Hélène Bouchebouba,
Saint-Pargoire (34)

[Le débat, selon nous, ne se situe pas là où le place notre lectrice. On peut être hostile à la burqa et hostile également à une loi d’interdiction. C’est d’ailleurs là la position de l’immense majorité des musulmans.]


Le 26 juin, j’étais à une conférence à Lille organisée par le collectif Afrique et Survie. Le premier exposé était de Nicolas Agbohou, économiste ivoirien, auteur du livre le Franc CFA et l’euro contre l’Afrique […]. Jusque-là, pour moi, le franc CFA était un instrument de domination qui allait de pair avec un arsenal militaire et des réseaux de corruption pour entretenir un régime colonial via des dictateurs bien choisis. Je n’avais pas essayé de comprendre le mécanisme économique. Le démontage « complet » du système m’a effarée. Il s’agit bien d’un système organisé qui, en lui-même et « légalement » (quoique illégitime), interdit tout développement des pays de la zone CFA. Pour résumer, des administrateurs français sont membres de droit du conseil d’administration de toutes les banques centrales de la zone CFA. Les décisions y sont prises à l’unanimité. La France a donc droit de veto. À travers leurs banques centrales, les pays devraient avoir la capacité d’orienter des politiques de développement : elles ne le peuvent que si ça plaît aux intérêts français […]. Avec le système des « comptes d’opération », un gros pourcentage des recettes internationales des pays de la zone CFA est versé sur des comptes du Trésor public français. Sous prétexte de garantir la convertibilité, celui-ci garde donc la cagnotte. Des liquidités bien pratiques… pour la France. Ça ressemble furieusement à une mise sous tutelle.
Selon Nicolas Agbohou, c’est comparable au régime mis en place par l’Allemagne nazie dans les pays occupés, et en particulier la France, sous le nom de clearing. Les analystes d’après-guerre ont montré comment cela revenait à faire financer l’effort de guerre du pays occupant par l’occupé. […]

Pour finir, battre la monnaie est un droit absolu des États, qui leur permet d’agir sur leur économie. Or le FCFA est imprimé en France.
Nicolas Agbohou rappelle que les pays d’Afrique ont suffisamment
de richesses (si elles n’étaient pas pillées par ce système) pour garantir leur monnaie, sans avoir besoin de la tutelle bienveillante de la France […].

Dominique Peyre


L’article « Bienvenue dans la jungle du marché ! » ( Politis n° 1109), dont l’objet est une circulaire revoyant l’attribution
des subventions aux associations, me donne l’occasion d’élargir le débat à la justification scientifique du néolibéralisme, qui constitue la base des politiques de diverses institutions internationales (Banque mondiale et FMI, notamment) et européennes. Or, que constate-t-on ? Que, dans l’immense majorité des cas, la validité de la théorie « néoclassique » (vocable par lequel la littérature scientifique économique qualifie le courant du néolibéralisme) est remise en question. Ainsi, la théorie de la rationalité de l’homo œconomicus est remise en question par les travaux de Simon (Nobel d’économie en 1978) ; celle des comportements humains, jugée incompatible avec la maximisation utilitariste, par Allais (Nobel d’économie en 1988) ; Kahnemann et Smith (2002) ayant pour leur part remis en question la rationalité des acteurs ; Stieglitz, Akerlof et Spence (2001), ainsi que Hurwicz, Maskin et Myerson (2007), ayant mis en évidence que l’information reçue par les agents était asymétrique ; Ostrom (2009) ayant travaillé sur les biens communs en tant que lieux de négociation et de gouvernance commune, remettant en question le bien-fondé de la question néoclassique du partage des ressources. Sans parler de la critique des avantages comparatifs par Krugman (2008) dans ses travaux sur la localisation géographique, et l’impensé total que constitue la limite en ressources naturelles. Comme l’écrivait Kaldor en 1972, déjà, tout se passe « comme si, en science sociale, le problème de la v érification pouvait être remis à plus tard ou simplement ignoré «[[ The Irrelevance of Equilibrium Economics »,
in The Economic Journal, Kaldor Nicholas, 1972.]] ». Force est de constater que ce constat vis-à-vis du « dogme du jour [^2] » n’a pas varié d’un iota trente-huit ans
plus tard.

Frédéric Supiot, Bruxelles

[^2]: Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Amartya Sen, Odile Jacob, 1999.

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