Hors de moi

Thierry Illouz  • 1 juillet 2010 abonné·es

J’ai formé le vœu de me débarrasser de ma peau, de travailler à la dissolution de ma figure, la ruine de mon visage, d’y mettre toute l’énergie possible, entendez bien, il ne s’agit en rien d’un projet funeste ou suicidaire, juste l’envie de sortir de tout ce que je suis censé être, une naissance, une filiation, une famille, une couleur, une identité pour employer ce mot affreux des documents d’état civil et autres débats en vogue, il s’agit seulement de renoncer à l’injonction de mes oreilles qui me racontent sans cesse des paysages anciens, des senteurs révolues, abandonnées, des rues passées, des amours perdues même, oui renoncer même à cela malgré mon inclination au regret, à la nostalgie, et aux bénéfices secondaires du deuil.
Là où je me tiens, il n’y a pourtant de place que pour cela, tout ce qui me contraint à moi-même, et moi je veux sortir, je suis sûr que lire c’est sortir, écrire c’est sortir, parler c’est sortir, et je voudrais lire écrire et parler et globalement jusqu’ici je me suis tu. Si je considère l’ampleur de ce qui ébranle le monde à chaque instant, ce qui atteint le monde, les bruits qui y résonnent, ce qui le laisse à genoux, chaque jour et de plus en plus, ce qui le réduit au silence, alors je peux dire que je n’ai pas parlé assez.

J’ai tenté déjà pourtant de raconter ce que j’ai vu de mes yeux, c’était peut-être une idée ce que j’ai vu et ce que j’ai entendu, cela on vous l’accorde, parler de ce que vous avez vu. Dire d’abord les conditions désastreuses de la prison, de la relégation infecte, le sort des prisonniers qui n’intéresse personne mais qui moi me touchait, m’empêchait de dormir, sans doute parce que je les côtoyais, que je les rencontrais, que je les défendais, parce qu’ils faisaient partie intégrante de ma vie et que cela m’était insupportable de me rendre au parloir, de voir les regards, les visages, de serrer des mains galeuses, parce que cela me terrifiait d’entendre les portes se refermer à l’infini, parce que je ne comprenais pas le sens de la peine, de la sanction, de la réclusion que l’on trouve comme seule réponse absurde et inutile, strictement inutile, à l’erreur, à la faute, et au malheur lui-même.
Je me suis battu contre mille réquisitoires, contre le dispositif même du jugement, et une fois encore contre ma propre place, contre ma position au milieu du procès qui me réduisait à l’espace consenti à la défense sans cesse contrainte, réduite, interdite, parfois, j’aurais voulu échapper à ce que j’étais alors, être le juge pour que ma volonté profonde d’indulgence, de pardon ait une véritable portée, qu’elle s’incarne non dans la supplication mais dans la décision.

J’ai cherché aussi mille moyens de dire ce que mes yeux ont vu des banlieues, pour y être né, pour y avoir grandi, pour y avoir respiré un air commun qui aujourd’hui encore souffle dans ma respiration, ce que j’ai vu de tristesse, d’abandon, mais aussi de chaleur. L’extérieur et l’intérieur, une fois encore. Je suis allé visiter les yeux de mon père, uniforme bleu consciencieux bouleversé par l’épuisement, par les désarrois de ses voisins démunis, honteux, confrontés, aussitôt sortis de ces immeubles, à la rigueur implacable des regards.
J’ai voulu les dire mille fois ces choses dans ce que j’ai raconté, dans ce que j’ai plaidé, dans ce que j’ai écrit.
J’attends toujours qu’on m’assure de ce que j’ai été entendu d’une façon ou d’une autre. Je rêve d’être au-delà de moi. Qu’on m’ouvre la porte, qu’on me libère de mon contour pour que j’aille fouiller ce que j’ignore et qui bat, que je le comprenne, que je ne reste pas à l’extérieur du monde rivé à mes convictions mêmes.

Être là, se tenir à l’intérieur de la page d’un journal et déborder de soi. C’est ce mouvement que je viens chercher ici, ce mouvement, le seul qui depuis que je lis me donne un peu de force, sortir, chercher ce que je n’ai jamais croisé, ce que je ne suis pas, que je n’ai jamais rencontré, pas seulement voyager poser les pieds dans un périmètre inédit, entrer dans le dérangement du monde, le plus lointain, le plus inconnu, le plus hermétique, la tête des gens, c’est cela, voilà ce que je veux, voilà où je veux être, dans la tête des gens.
L’intérieur, c’est cela : la tête.
J’ai cette image, la tête de Mishima, enfant japonais ravagé d’inquiétude et de démons, et ce lien que je voulais déjà en le lisant très jeune, lui ce petit écolier en uniforme soumis aux fantasmes et aux vertiges livrant sa « confession d’un masque » et moi convoqué, associé, frère, sans Japon alentour, que des boues et des pluies picardes. Et le « timbre-poste » de Faulkner, ce petit territoire inimaginable, à explorer sans cesse, à fouiller, livré aux contorsions, aux violences du Sud, quel Sud ? Moi qui ne bougeais jamais de ma ville au fond de l’Oise, quel sud des États-Unis en moi, par moi, à travers moi ? Et le trouver pourtant ce Sud-là.

Comme je trouvais le bagne de Genet,
ses mauvais anges vertigineux, leurs trahisons grandioses, les trouver en moi, les habiter, les localiser.
C’est ainsi que je veux lire le monde, les Kirghizes, les Chinois, les Palestiniens, les Kurdes, les Africains, les ouvriers d’usine, les immigrés clandestins et les autres, les trouver là où ils sont en moi et trouver ce tissu continu entre nous qui à la fois invente et annule les identités, les pays, les naissances, parce que le point qui nous soude est le même, notre rencontre évidente est au prix d’un seul geste : défaire la couture du masque et que nous soyons tous au bout du compte toujours et définitivement des hommes qui doutent de leur figure.

Digression
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