Laurent Terzieff, une lumière s’éteint

Célèbre dès ses premiers rôles au cinéma, Laurent Terzieff est avant tout une figure mystique du théâtre. Passionné de Beckett, il révéla les dramaturges Edward Albee, Murray Schisgal et Slawomir Mrozek. Acteur intransigeant, il resta fidèle à la ligne théâtrale et aux petites salles de ses débuts.

Gilles Costaz  • 8 juillet 2010 abonné·es
Laurent Terzieff, une lumière s’éteint
© PHOTO : IERMONT/AFP

Comme tous les chevaliers errants qui n’ont que faire de leur fatigue et des atteintes du temps, Laurent Terzieff paraissait éternel. Des complications pulmonaires ont cependant eu raison de lui le 2 juillet, alors qu’on soignait ce glorieux malade de 75 ans à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Ce grand dégingandé, squelettique, fiévreux, qui semblait toujours sortir d’un roman de Dostoïevski mais aimait à changer d’univers tel un Fantômas de la scène, plus souriant que drapé d’angoisse quand on le rencontrait, avait à peu près oublié de se nourrir toute sa vie. Il ne mangeait que des olives et des yaourts : cela faisait tellement partie de sa légende qu’il accepta de préfacer un livre sur les bienfaits de l’olive ! Il aimait aussi le vin pour rejoindre plus vite les sphères fraternelles, poétiques, philosophiques et esthétiques où il plaçait l’essentiel de sa vie. Habitant de la rue du Dragon, en plein quartier de Saint-Germain-des-Prés, il avait survécu en 2002 à la disparition de son irremplaçable compagne, ­Pascale de Boysson. On l’avait cru terrassé à ce moment-là mais, cruellement blessé, il avait continué sa vie d’acteur et de metteur en scène avec l’énergie du loup, animal avec lequel il avait une évidente parenté ­symbolique.

Laurent Terzieff avait des origines russes et était né dans un milieu très artistique : un peintre sculpteur et une mère céramiste. Mais il trouva sa vraie famille parmi ceux qui élaboraient le nouveau théâtre des années 1950 et 1960 sur la rive gauche de la Seine. Il avait vu un spectacle mis en scène par Roger Blin, la Sonate des spectres d’August Strindberg, et avait repéré là ce pourquoi il était prêt à tout sacrifier : un théâtre aventureux, plongeant dans les secrets les plus enfouis de l’être humain, joué dans l’intensité la moins tapageuse et monté avec des bouts de ficelle. Le théâtre de l’absurde est alors en train de naître, mais le théâtre de fureur sociale, brechtien et post-brechtien, a toujours l’éclat du neuf. Après avoir occupé de misérables fonctions en coulisses, Terzieff débute en 1952 dans une pièce d’Arthur Adamov, Tous contre tous. A-t-il choisi le camp de l’absurde ? Non, parce qu’il va jouer beaucoup d’auteurs divers. En fait, il cherche sa voie.

Mais le cinéma a déjà l’œil sur ce personnage insolite, athlète aux yeux mélancoliques, mi-rêveur, mi-carnassier, qui peut jouer les cyniques et qui porte au fond de lui-même la poésie songeuse de Rilke. Marcel Carné l’engage pour l’opposer à Jacques Charrier dans les Tricheurs, en 1958 : Terzieff est le diabolique, Charrier le naïf. Ce film qui prend la forme d’une leçon de morale pour la jeunesse est un triomphe. Un autre acteur que Terzieff aurait mal résisté à ce succès subit. Mais il tient bon, ne quitte pas le théâtre et choisit ses films suivants avec une extraordinaire sûreté. Adopté par la Nouvelle Vague, mais surtout du côté de Pierre Kast, il va jouer devant la caméra de Pasolini, de Clouzot, de Godard, de Buñuel… Une idée toute faite veut qu’il n’aurait aimé que la scène et aurait méprisé le cinéma. C’est faux. Terzieff adorait les tournages, et pas seulement sous la direction des réalisateurs les plus artistes. Par exemple, il s’était beaucoup amusé à incarner le patron du Figaro faisant face au jeune abbé Pierre dans le film, Hiver 54, que Denis Amar consacra au fondateur de la communauté d’Emmaüs.

Dans le milieu du théâtre, Laurent Terzieff est devenu le familier de tous ceux qui réinventent la scène. Il a ébloui tous les amateurs, et même le général de Gaulle, quand il a joué Tête d’or de Paul Claudel avec Alain Cuny à l’Odéon de Jean-Louis Barrault. Mais ses amis, les Blin, Serreau, Cuvelier montent leurs spectacles dans de petites salles à présent disparues : théâtre de Babylone, théâtre de Lutèce… Il connaît ses moyens d’acteur : sa beauté quelque peu étrange, sa voix grave qui transforme en chant l’émotion, mais il veut être aussi metteur en scène. Il crée sa compagnie et ne va pas vers les auteurs que tous ses amis célèbrent.

Pourtant, il adore Adamov et se passionne pour Samuel Beckett. À propos de Beckett, il confiera à l’Avant-Scène Théâtre : « Les romans de Beckett, Murphy, Malone meurt, Molloy, l’Innommable, m’ont fondé. Et Godot a été, évidemment, un événement. J’aime beaucoup Godot et Fin de partie, c’est-à-dire quand Beckett se demande comment continuer, puis comment finir. Ensuite, lorsque les personnages descendent sous le sol, ils ont renoncé à vivre ; cela devient, pour moi, du ­théâtre formel. Lorsqu’il dirigeait la Comédie-Française, Jean Le Poulain m’avait proposé de mettre en scène Fin de partie, j’avais commencé à travailler au décor avec André Acquart. Mais j’ai renoncé. Gildas Bourdet a accepté de faire la mise en scène et il a subi les reproches de Beckett, parce qu’il n’avait pas respecté la couleur grise indiquée dans le texte. C’était toujours comme ça avec Sam. Il était d’accord quand on préparait le travail, puis, au dernier moment, quand il revenait, il ne l’était plus. »

Un temps intéressé par le théâtre de Claude Mauriac (et plus tard par celui de Jean-Louis Bauer), il trouve sa vérité dans un certain théâtre anglo-saxon et américain, celui d’Edward Albee ( Zoo Story ) et de Murray Schisgal ( les Dactylos ) surtout, et dans celui du Polonais Slawomir Mrozek. Il aime l’absurde, mais à condition que l’étrangeté reste à hauteur d’homme, révèle dans un ton décalé les plus anciennes interrogations humaines. Il restera toujours fidèle à cette ligne théâtrale, jusqu’à ces dernières années, avec l’Habilleur de Ronald Harwood, qu’il jouait l’an dernier, ou le projet qu’il avait avec Marthe Keller pour cette saison. Fidèle aussi aux salles modestes, proches de celles de ses débuts : le Lucernaire, le Rive gauche… Sur ces pièces à quelques personnages, il ­préférait travailler avec sa cellule d’amis : Pascale de Boysson, Philippe ­Laudenbach, Claude Aufaure. Il n’avait fait que deux exceptions : un pas de trois avec Fabrice Luchini et Caroline Sihol ( Molly) et un retour à l’Odéon pour créer le Philoctète de Christian Siméon dans la mise en scène de Christian Schiaretti (une des dernières joies de sa vie, amplifiée par une longue tournée).

Dans ses propres mises en scène, Laurent Terzieff était toujours un interprète étourdissant. Il est l’âme même, l’acteur qui donne leur beauté aux tourmentes intérieures. Échassier souvent oblique sur ses pattes, il est un acteur médiumnique qui avance sans certitude dans la brume du monde et en attrape peu à peu les clartés. Mais il peut être aussi très drôle, en chef insolent dans Mon lit en zinc de David Hare, ou en joueur fauché dans Hughie d’Eugene O’Neill. Comme metteur en scène, on peut le juger d’une façon moins admirative. Il n’a pas pris le train des modes et des nouveaux éclairages. Il y a parfois quelque chose d’un peu brouillon, d’un peu approximatif. Tant mieux ! La scène n’a pas la froideur d’un hôpital, comme chez certains de nos grands stylistes de la scène. La vie éclate, suspend son vol puis explose dans la relation libre d’acteurs dégustant le texte de façon invisible.

Laurent Terzieff a eu le temps, au début de l’année, de tourner Largo Winch 2 de Jérôme Salle. Il y tient un second rôle, en compagnie de Tomer Sisley, Sharon Stone et Nicolas Vaude. Les séquences auxquelles il participait se déroulaient en Belgique et en Allemagne. « Il nous fascinait tous , nous rapporte Nicolas Vaude. Il était toujours le premier, calme, en place, d’une disponibilité incroyable. Sur le plateau, la star, ce n’était pas Sharon Stone, c’était lui ! Il souffrait mais on ne pouvait imaginer qu’il souffrait. Il était très attentif au scénario, content de faire un film populaire bien écrit. C’était une lumière ! »
Mystique du théâtre et du cinéma ambitieux, il ne se sera jamais assimilé à un courant, à une école, à un style. Mythe vivant mais ni vedette ni chef de file, il se sera nourri de toutes les révolutions mais aura refusé tous les systèmes pour ne pas s’éloigner d’ « un théâtre à l’écoute du monde ».

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