Souvenirs, souvenirs !

Paul Pavlowitch  • 23 septembre 2010 abonné·es

Ici, il y a quelques mois, un incendie a détruit lettres et photographies, jouets, dessins et cahiers des enfants, vieux papiers, manuscrits de trois générations, livres français, livres anglais, allemands, russes, portraits et objets survivants de la vie des grands-parents… Tout disparut en moins d’une heure. Le peu qui restait fut noyé par les pompiers.
Nous nous regardions, avec ma femme. Silencieux. Nous n’avions plus ces ombres de choses, traces de vies passées qui curieusement apaisent. Cher superflu que l’on va fouiller, satisfaits tels les singes sages qui s’assemblent
et s’épouillent rêveusement. Fini.
Il fallait faire sans.
En revanche je récoltai un zona, étrange brûlure, rappel tardif d’une maladie d’enfance qui attend son heure et rapplique pour vous balafrer la moitié
du corps ou du visage. Drôle de souvenir, peine de circonstance, à mon tour je me consumais.

Le printemps puis l’été passèrent qui effacèrent les traces de l’incendie. Ça consolait mal de notre deuil de papier. Des mois durant, les pages carbonisées des livres disparus avaient voltigé autour de chez nous. J’avais du mal à dormir. Perdu dans la transition, la nuit je pensais au courage, j’en manquais. Je dramatisais. Il fallait reconstruire.
Incendie ou pas, demeurait ce qui de tout temps avait occupé mon esprit : mes amours (je ne les ai pas assez aimées) et quantité de souvenirs. Je me souviens du verre de lait qu’on nous forçait à boire à la Communale. Je me souviens que Pierre, mon frère, disait toujours : « Je vous remercie infiniment ! » Il avait appris la politesse auprès de Léon, notre grand-père. Je me souviens encore de cet aumônier bardé d’écussons apostoliques et qui ne pouvait dissimuler son antipathie. Je me souviens avoir surpris dans les collines un renard en train de chier. Je me souviens de ma grand-mère lorsqu’elle me regardait en silence. Une vraie supportère. Elle donnait du cran. Je me souviens avoir entendu pour la première fois dans la cour du lycée un jeune garçon revenu d’Algérie qui criait : « Putain de ta race ! » Je me souviens de Guy Mollet, un qui avait la voix nasillarde, fumait des cigarettes anglaises et fit la guerre aux Égyptiens. Je me souviens de ma mère pleurant à chaudes larmes : elle me confiait avoir vu les enfants juifs parqués gare de Nice sous la garde d’hommes armés.

Mes opinions non plus n’avaient pas disparu. Ce n’est pas que j’y tiens, quand j’y pense. Non. Elles me tiennent. Tranchantes, elles me rendent méfiant envers ceux qui défendent d’autres points de vue. Elles sont pénibles. La conviction qui les a ancrées est étrange ; on ne s’en débarrasse pas comme ça. Irrésistible telle la colère (j’ai l’injure facile), elle pousse à déballer vos quatre vérités.

Car ça vous reprend ! Vous causez politique. Voilà un domaine dans lequel le  respect est introuvable – ce que chacun paraît regretter –, comme s’il devait y avoir du respect a priori , là-dedans. Et vous, vous alignez les chiffres indiscutables, vous soulignez les gesticulations, les basses manœuvres du chef de l’État, de ses conseglieri et de ses seconds couteaux, transfuges ou pas mais, nul doute, parvenus plus minables les uns que les autres (dans le lot vous marquez la place prise par un type inédit de favorites- mégères , harpies politiques de première bourre qui n’en ratent pas une). Vous rappelez leur inculture revendiquée, leurs préjugés souvent abjects affichés à défaut d’idées, leur propension à user de la violence d’État envers les membres les plus faibles de la société, leur allégeance à la finance, leur vulgarité renversante, enfin vous signalez leur cynisme au service de leur unique objectif : rempiler afin de continuer de détruire le bien public – à juste titre ils appellent cela  privatisation  –, ce qui permet de faire son marché et de favoriser ceux du clan. Voyez : indignité + mauvaise foi : comment pourrait-on respecter ces gens-là ? Etc.
Résultat ? Seuls ceux qui partagent vos certitudes ont écouté et, à la fin, c’est flippant cette communion de convaincus.

Détenir la vérité, condamner et punir est la passion des petits coqs, des dévots et des autocrates. L’intelligence consiste à comprendre les autres. Non ? Alors ? Alors, avec le temps, j’ai même admis que des gens admirables n’aient pas les mêmes opinions. Pis, certains avec qui je partageais les mêmes positions se révélaient mesquins, perfides. Pas fréquentables.
Déstabilisant.

Bien sûr, il faut défendre ses opinions. Comme ses goûts. Tout le monde a le droit de parler pour ne rien dire. D’ailleurs personne ne s’en prive. Étrange incontinence. Irrépressible. C’est à qui en rajoutera, mais où sont les bâtisseurs ?
Il existe une façon de convaincre, c’est par l’exemple, qui seul accomplit l’espoir et suscite la confiance. Difficile certes, l’exemple exige de faire avec modestie
et patience, pas de promettre puis de détruire ; disqualifiés par leur malhonnêteté, ceux de la clique présidentielle ne sont plus maîtres ni du moment ni de l’action. Regardez-les. Face à leurs échecs, confondant ruse et efficacité ils s’enferrent. Bavards, ils pérorent ; crapuleux, ils menacent et démolissent. En vain. Ubuesque, déshonoré, leur champion consomme sa destinée : devenir la fable de la postérité. Bref, rideau. Suite aux destructions causées par ces individus, on reconstruit.
Et ici, il me semble que les souvenirs
– souvent indulgents et toujours contradictoires – peuvent aider.

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