Pierre Étaix : « Un clown ne joue pas, il travaille ! »

Après quarante ans d’absence, l’ensemble des films de Pierre Étaix ressort en DVD. Cette résurrection est l’occasion de (re)découvrir un artiste complet : clown, cinéaste, gagman, graphiste. L’artiste revient sur son itinéraire, sur Jacques Tati, la Nouvelle Vague…

Olivier Doubre  et  Jean-Claude Renard  • 23 décembre 2010 abonné·es
Pierre Étaix  : « Un clown ne joue pas, il travaille ! »
© Photo : KOVARIK / AFP

Politis : Dès votre premier court-métrage, Rupture , qui date de 1961, le visuel et le langage sonore l’emportent sur la parole. Pourquoi ?

Pierre Étaix : C’est ce qui m’a toujours le plus intéressé ! J’ai été nourri dans mon enfance par les films de Laurel et Hardy, d’Harold Lloyd, de Keaton, et par les Chaplin. Tous en 8 millimètres. Pour moi, le cinéma comique, c’était cela. J’ai découvert le cinéma bavard par la suite, et cela ne m’a jamais vraiment tenté. Au reste, si j’ai travaillé avec Jacques Tati pendant quatre années, en commençant par lui proposer des numéros, c’est aussi parce que son cinéma était d’abord visuel et sonore, le dialogue n’y avait qu’une importance très relative : je ne dirais pas que c’est un dialogue fonctionnel, mais c’est un dialogue qui fait office de bruitage en quelque sorte.

Dans vos films, le récit burlesque avance toujours dans la maladresse, la gaucherie, la malchance. Serait-ce le ressort du burlesque ?

C’est la clé même. Il n’y a que le négatif qui puisse apporter le rire. Quelqu’un de très heureux, beau, intelligent, modeste, et riche de surcroît, ne peut pas faire rire ! J’ai toujours dit et je reste persuadé qu’il n’y a que les situations dramatiques qui font rire.

Votre façon de faire du cinéma semble indiquer qu’avant même de tourner vous avez déjà en tête le montage jusque dans ses moindres détails.

Tout à fait. Ce type de cinéma ne peut vivre que par le découpage. On ne peut pas écrire un scénario comme on écrit une histoire. Jean-Claude Carrière, qui a d’abord travaillé avec moi puis avec de nombreux autres metteurs en scène, le dit souvent. Avec les autres aussi, c’était à chaque fois une autre manière de travailler. Par exemple, Luis Buñuel écrivait une histoire, puis il mettait des ­numéros en face des phrases pour faire le découpage. Nous, nous décrivions tout ce que l’on allait voir dans l’image. Évidemment, c’est extrêmement laborieux à lire ! On indique aussi comment on filme, en plongée ou en plan américain, etc. Un jour, Michel Audiard a dit : « Quand on sait que c’est Belmondo qui va jouer tel rôle, on sait tout de suite que telle réplique va marcher, alors qu’Étaix écrit, lui, des situations parfois très difficiles à écrire. » Il prenait pour exemple la scène où, dans Tant qu’on aura la santé, il y a une chaussure qui flotte dans un ruisseau et qui croise une sarcelle. Et la sarcelle se retourne pour regarder la chaussure qui passe ! On a eu beaucoup du mal à le faire ! Pour écrire cela, c’est très difficile. Et Audiard avait ajouté : « J’imagine un producteur en train de lire ça, cela ne le fait pas rire… »

L’univers du clown vous a toujours fasciné, comme on le voit dès Rupture , puis le Soupirant , et plus encore dans Yoyo. Mais vous dites que « clown est un état, et non pas une fonction » .

En effet. On ne peut pas « faire le clown » ! Un comédien ne peut pas jouer un clown. Un clown ne joue pas, il travaille ! Il travaille parce que tout ce qu’il a appris doit lui servir dans ce qu’il a à faire sur la piste. Il n’est pas un acteur qui représente un personnage, il est le personnage lui-même, il est son autocaricature, il n’a pas de metteur en scène, il n’a pas d’auteur à défendre ; il puise dans un fonds commun intarissable puisque, chaque fois qu’une entrée clownesque est réalisée par un clown, elle diverge complètement d’une autre selon la nature même du clown. C’est-à-dire qu’il n’y a rien de préétabli, les dialogues sont libres, tout est libre. Il y a l’argument de départ : la boxe, par exemple, le restaurant, le soldat… Ce sont là des thèmes que tous les grands comiques ont repris dans leurs films, que ce soit Stan Laurel, Charlie Chaplin, Buster Keaton ou Harold Lloyd. Ils ont tous repris ces thèmes au départ. Même Tati par la suite, notamment avec Soigne ton gauche , qui est issu d’un numéro qu’il faisait sur scène. Mais là où il est formidable, c’est qu’il fait ce que d’autres n’ont pas fait avant : il a pris le thème de la boxe, mais il est tout seul pour boxer. On voit les deux boxeurs, quand il prend les coups, quand il en donne !

On sent une parenté évidente de votre travail avec Jacques Tati. Est-ce un héritage, ou bien deux univers parallèles qui se sont, à un moment donné, croisés ?

C’est un héritage, je le dis franchement. Et puis on a souvent dit que je ressemblais assez à Tati. Néanmoins, j’ai aussi des conceptions totalement différentes dans ma façon de faire du cinéma. Il n’a jamais voulu être filmé en plan américain, en gros plan, il n’a jamais voulu qu’on voie vraiment son visage : Hulot n’est qu’une silhouette qui circule, socialement on ne le pose pas, et avec les femmes, on ne sait pas à quoi s’en tenir. Il y a quantité de choses comme cela que j’ai, pour ma part, réprouvées dans mon cinéma. Mais j’ai adoré travailler pour lui, dans la mesure où, quand j’ai commencé, j’étais littéralement fasciné par son univers. Et je ne remettais jamais en question ce qu’il disait. Bien sûr, c’est bien d’avoir un maître, mais au bout de quatre ans de travail avec lui je le voyais tatillonner pendant une heure – sans vouloir le moins du monde faire de mauvais jeux de mots – sur des détails. Il y avait tout un ensemble de choses qui ne faisaient que compliquer la vie. Je me disais, par exemple, qu’un travelling à tel moment faciliterait drôlement les choses. Il ne voulait pas en entendre parler ! Il avait surtout une phobie des mouvements d’appareils. Mais il n’avait pas tort de faire des plans-séquences, et cela a été pour moi une grande leçon.

Il existe sans doute une autre parenté, outre votre admiration – et votre amitié – pour Jerry Lewis, c’est celle avec Fellini, à travers le dessin, le cirque et le cinéma. Vous dites même que Yoyo a été réalisé directement en référence à Huit et demi

Oui. C’est parce que j’ai vu Huit et demi que j’ai eu envie de faire Yoyo. J’ai été fasciné par tout ce que Fellini apportait de nouveautés au langage cinématographique, qui n’étaient pas évidentes pour tout le monde. Par exemple, un flash-back, jusque-là, se faisait toujours avec une image qui floute, accompagnée par une petite musique ; dans Huit et demi , un type tourne la tête dans une direction et il voit son enfance ! Que d’idées nouvelles dans ce film, y compris l’idée de s’inclure lui-même dans le film, à travers un acteur comme Mastroianni, et à la fin, de montrer jusqu’où peut aller la folie d’un producteur avec la construction de cette immense tour dont personne ne saura jamais à quoi elle servait ! Fellini allait jusqu’au bout des choses dans la réalisation et, en cela, son œuvre est formidable. Je cite toujours ce qui est pour moi un exemple type de ce qu’est faire du spectacle en démystifiant les procédés.

Dans E la nave va , on a deux femmes sur le pont du navire avec, au fond, ce que l’on voit très bien, une toile peinte, et l’une d’elles dit : « Comme c’est beau, on dirait une carte postale ! » Le cadre descend ensuite et on s’aperçoit que le mouvement du bateau est un praticable, avec des machineries, qui crée le mouvement ; arrive alors sur un travelling une caméra sur laquelle on ne distingue que l’œil unique de celui qui doit être Fellini mais sans le voir. C’est absolument unique au monde d’arriver à faire du spectacle en démystifiant ainsi le procédé ! Ce que disait Godard à l’époque était d’ordre intellectuel : « Les gens savent ce qu’est un faux raccord, un champ-contrechamp, ce n’est donc plus la peine de les mystifier, disons-le franchement. » Mais c’est une erreur colossale de le faire comme cela. Fellini, lui, l’a fait, mais en continuant à faire du spectacle !

Vous faites votre premier film en 1963, le Soupirant , qui reçoit le prix Louis-Delluc. Votre deuxième court-métrage, Heureux Anniversaire , a obtenu l’année précédente l’Oscar du meilleur court-métrage. La Nouvelle Vague est alors en pleine effervescence. Aviez-vous des relations avec ses membres ? Comment jugeaient-ils votre travail ?

Je ne les ai jamais vus. Sinon François Truffaut, qui venait parfois au cabaret Le Cheval d’or, où je me produisais à l’époque. Il voulait pour Jules et Jim mettre une scène de music-hall et m’avait dit : « Vous pourriez faire un numéro un peu comme celui que vous faites au cabaret, ou bien un numéro d’automate. » Je lui ai dit que ce n’était pas la même chose, mais que s’il me disait ce qu’il voulait, je travaillerais dessus. En fait, je ne l’ai plus jamais revu. Il a changé d’avis entre-temps. Qu’importe ! Ensuite, après la projection de Yoyo à Cannes, Godard est venu me voir pour me dire qu’il trouvait le film « intéressant » . Il m’a alors parlé de son prochain film, sans me ­raconter l’histoire mais en me décrivant vaguement des images. Et pour une scène où Belmondo devait voler une voiture, il m’a dit : « Je voudrais que vous me trouviez un gag. » Je lui ai répondu qu’on ne trouve pas un gag comme cela, et surtout qu’il doit servir le récit. Plus jamais aucune nouvelle… En fait, c’était impossible de communiquer avec eux car ils considéraient mon cinéma comme élémentaire, pour ne pas dire simpliste. Je pense qu’ils étaient dans un éther supérieur. Moi-même, je n’ai jamais eu beaucoup de goût pour leur cinéma. À part Claude Chabrol, qui me semblait, lui, vraiment faire du cinéma… du cinoche, quoi ! Truffaut aussi par la suite. Mais ce n’est pas le cinéma qui m’exalte, sauf un bon Chabrol, quand il est bon ! Pour moi, c’est plutôt Hitchcock, Fellini, Kubrick…

Pays de cocagne* , critique virulente de la société de consommation, a été très mal accueilli. Pour quelles raisons ?**

Le film a d’abord plongé dans une véritable fureur le directeur du « Podium » d’Europe 1, l’émission itinérante que j’ai suivie tout un été pour faire le film. Il m’a hurlé dessus en disant : « Vous vous moquez de mon peuple, alors que j’ai une entreprise philanthropique, que je fais une œuvre de charité ! » La presse a ensuite réagi au diapason, de droite comme de gauche ou du centre, disant en somme que je méprisais le peuple. Si j’avais fait un film sérieux, militant, disant aux gens « regardez comme on se moque de vous » , les choses auraient été très certainement prises différemment. Pourtant, nous n’avons jamais voulu, Jean-Claude Carrière et moi, donner des leçons, aller dans la satire de la société de façon violente. Ce qui nous semblait le plus important, c’était le rire. Par contre, une de nos cibles était la publicité. Nous avons détourné beaucoup de réclames dans nos films, car nous voulions montrer les dommages de la publicité sur les gens, qui suivent bêtement et retiennent les slogans. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons eu Sarkozy !

Pour revenir à Pays de cocagne , les dirigeants d’Europe 1 étaient très puissants. Ils avaient pris pas moins de onze avocats sur cette affaire. Ceux-ci leur ont d’ailleurs déconseillé de faire un procès car ils se seraient eux-mêmes donné des bâtons pour se faire battre, et cela aurait apporté une grande publicité au film. Mais le producteur a retiré des salles le film au bout de dix jours. Et personne n’a plus jamais voulu que je tourne. J’ai présenté plusieurs scénarios, mais rien à faire !

Pourquoi vos films n’ont-ils pas pu être vus pendant si longtemps ?

C’est une question de droits, une très longue histoire sur laquelle je ne tiens pas à revenir. Vous savez que les producteurs ont quasiment tous les droits et que les auteurs, les réalisateurs, en ont très peu. Disons que mon producteur de l’époque était propriétaire des négatifs et n’a plus voulu montrer mes films après Pays de cocagne . Je ne pouvais pas les récupérer. Finalement, après nombre de péripéties, une société de production, filiale d’Orange, a racheté les droits de mes films et m’a proposé de les restaurer puisqu’ils étaient assez endommagés après toutes ces années. J’ai suivi de bout en bout cette restauration et cela donne ce coffret de l’intégrale de mon travail au cinéma.

**En exergue du livret qui accompagne le coffret,
vous écrivez cette phrase : *« Intellectualiser le spectacle, à plus forte raison le spectacle comique, est une erreur, une cuistrerie. Les comiques existent pour faire rire. Point. »

Absolument. Je n’ai pas changé d’avis. Je change d’autant moins d’avis que je refais aujourd’hui le clown et, quand j’entends rire les gens, cela me porte complètement.

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Le corps en politique
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