Dîner du Siècle : la ville est tranquille

À Paris, des militants opposés à la tenue d’un repas mensuel réunissant diverses élites, symbole de toutes les collusions, ont été interpellés par les forces de l’ordre. Reportage.

Xavier Frison  • 3 février 2011
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Dîner du Siècle : la ville est tranquille

Mercredi 26 janvier, 19 heures, place de la Concorde, Paris. Temps froid et sec, vent faible. Effectifs policiers : élevés. Présence militante : moyenne. Individus pacifiques mais déterminés à gêner l’arrivée des convives du dîner du Siècle, organisé ce soir à l’Automobile Club de France. Le ­Siècle : club fermé de décideurs économiques, politiques, médiatiques, du monde judiciaire, scientifique ou artistique (voir ci-dessous pour plus de détails). Consignes : pas de vagues, protection maximale.

Voilà à quoi devait ressembler le brief des dizaines de CRS et policiers en civil en faction devant l’entrée du club privé accolé à l’hôtel de Crillon, près de Matignon et de l’Élysée. Après deux premiers rassemblements initiés par le collectif « Fini les concessions » pour mettre en lumière l’indécent mélange des genres entre les élites de notre pays, cette troisième tentative sera sans doute la plus courte. Dommage, car le dîner de ce soir marque la passation de pouvoir à la tête du Siècle entre Denis Kessler, ex-numéro 2 du Medef, et Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT. Tout un symbole. Dans la nuit à peine tombée, un premier groupe de dix manifestants est cueilli devant les portes dorées du 8, place de la Concorde. « Soit vous reprenez le métro, soit vous venez avec nous » , résume avec un art consommé de la litote un policier en civil. Demi-tour pour les intrus, cependant que l’essentiel des manifestants, un peu moins de cent personnes, se rassemblent de l’autre côté de la rue.

Thibaut, 24 ans, grand blond au visage émacié perdu dans une large écharpe, est venu pour « mettre au jour ce genre de petite sauterie entre copains et protester contre ce lieu de cooptation des puissants » . Pour ce rédacteur en entreprises, « c’est l’illustration qu’en France le pouvoir ne se partage pas de façon démocratique. » Lux, 20 ans, étudiant en philosophie, a eu connaissance de ce rassemblement « par des amis communs qui connaissaient le travail du réalisateur Pierre Carles » . Casquette en tweed, barbe noire de quatre jours, il dénonce « la connivence des puissants et la convergence des intérêts financiers » . Les yeux rivés sur le bâtiment de l’Automobile Club, il souffle : « C’est assez choquant de voir que de nombreux journalistes influents, censés être indépendants, viennent ici. » « Si c’était si normal et acceptable, ils n’entretiendraient pas un tel culte du secret », lâche un troisième comparse.

À 19 h 37, les CRS encerclent les manifestants. Protections anti-émeute, carrures dissuasives, les mailles du filet se resserrent. Olivier, 40 ans, beau gosse poivre et sel au fin blouson de cuir, observe la ma­nœuvre d’un air désabusé. C’est la troisième fois qu’il vient manifester contre le Siècle. « Ce qui me met en colère, c’est que de simples citoyens, sitôt sur le pavé, se font assiéger et embarquer, pendant que les puissants de ce monde se réunissent en toute quiétude. Les flics arrivent de plus en plus tôt. » Et ­passent à l’action sans barguigner : à 19 h 40, les interpellations pour « contrôle d’identité » se multiplient. « On change de car, celui-là est plein » , lance un CRS à un collègue. « Qu’est-ce que c’est que ce cirque, on peut pas prendre son bus ! » , éructe une dame bien mise en souliers vernis et ­permanente fatiguée, ahurie par tant d’agitation. « Vous êtes fermes, les gars : ­personne ne passe à travers le dispositif, sinon, la dame, elle finit dans le car » , s’emporte un supérieur en direction de ses troupes.

À 20 heures, tout le monde est embarqué. Le CRS garde-chiourme attribué au journaliste de Politis ne peut quitter les lieux immédiatement. Il confie à un comparse, toujours un œil en notre direction : « Parce que je surveille le… » Un commissaire attrapé au vol se montrera peu loquace. Fallait-il vraiment interpeller une poignée de personnes, déjà parquées à 25 mètres de l’Automobile Club, pour un simple contrôle d’identité ? Tous manifestaient pourtant dans le calme… « Vous l’avez vu comme moi, mais pour plus d’informations, contactez le service de communication de la préfecture. » Où l’on se contentera de fournir le nombre d’interpellés, 70 personnes, gardées au chaud le temps du dîner. Les arrestations préventives ont de beaux jours devant elles.

À 20 h 02, le premier bus s’ébranle, écrasant deux panneaux de slogans dans un grand fracas. Un quart d’heure plus tard, le deuxième panier à salade géant quitte les lieux. Reste une place vide, dégagée de la circulation. « C’est bien, y a plus de voitures, pour une fois » , apprécie un vieil élégant en complet sombre. Devant l’Automobile Club, une longue demoiselle en talons infinis choit sur le pavé, entraînant sac de marque et bijoux dorés dans sa brève déchéance. Les policiers en civil postés devant l’entrée du club pouffent à qui mieux mieux. En douceur, le ballet des automobiles à vitres opaques entre en scène. Voilà les invités. Les plus jeunes s’extraient d’un bond, pas léger et portable vissé à l’oreille ; les plus anciens, démarche pataude et ventre rond, arborent un franc sourire. L’air bonhomme de ceux qui mènent une honnête vie de connivences.

Temps de lecture : 5 minutes
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