Changer d’ère / Crise de la realpolitik et du néolibéralisme

Jérôme Gleizes  • 31 mars 2011 abonné·es

Les actuelles révolutions arabes signent l’échec de la realpolitik. Cette doctrine a dicté cyniquement durant des décennies la diplomatie occidentale. Kissinger l’a définie comme la politique étrangère fondée sur le seul rapport des forces et l’intérêt national. Lors des Trente Glorieuses, elle a entravé l’émancipation des populations du Sud en formant le pendant international de l’aliénation des populations immigrées au Nord. Les droits sociaux des travailleurs nationaux et les salaires y ont progressé, contrairement à ceux des immigrés, qui ont été enfermés dans ce que Yann Moulier Boutang a appelé un « salariat bridé » . Le marché du travail hiérarchisé, segmenté, reposant sur l’apport continuel d’une main-d’œuvre étrangère, a produit une ethnicisation de la division du travail, enfermant les immigrés dans les emplois les plus rejetés socialement pour des raisons économiques ou symboliques. Cette différenciation est allée de pair avec la constitution civique et politique de minorités quand l’immigration a ralenti après 1975.

À l’échelle internationale, il s’est produit une différenciation équivalente des droits démocratiques entre le Nord et le Sud. Pour faire fonctionner la machine économique occidentale, il fallait disposer de matières premières peu coûteuses, comme le pétrole, indispensables au système productiviste du Nord de consommation de masse. La démocratisation des sociétés du Sud devenait secondaire et subordonnée au maintien du rythme de croissance. La crise interne du modèle fordiste à la fin des années 1960 a provoqué également celle de la diplomatie. Le modèle néolibéral s’est alors petit à petit imposé tout comme la realpolitik s’est adaptée au nouveau contexte géopolitique, issu de la fin de la décolonisation et de la guerre froide, en acceptant une évolution autoritaire des pays, notamment ceux producteurs de pétrole, protégeant le Nord des soubresauts sociaux de gauche puis de ceux de l’islamisme après 1990. Si le néolibéralisme nécessite intrinsèquement un modèle autoritaire [^2], son application dans les pays du Sud a été bien plus violente. Ensuite, devant les menaces de craquements brutaux de pays clés pour le pétrole dans la foulée de la révolution iranienne, les néoconservateurs ont théorisé l’imposition de la démocratie par la force. Mais, en Irak et en Afghanistan, la guerre civile et la corruption généralisée se sont vite imposées.

La militarisation du contrôle de l’immigration aux frontières des pays occidentaux a complété la politique néolibérale et néoconservatrice, généralisant les dispositifs de contrôle, les états d’exception, là-bas mais aussi chez nous. La « biopolitique », définie par Foucault comme la mainmise progressive par le pouvoir sur la vie de la population, s’est globalisée. Tout comme les immigrés, dans les années 1970 et 1980, ont testé en premier le démantèlement du droit social et des droits en général, avant l’ensemble de la population, celles du Sud ont testé les États d’exception, le contrôle des médias, d’Internet, la gestion policière des foules, la subordination du judiciaire au politique. Le système néolibéral a produit une technologie de gouvernement qui ne se contente pas de faire l’apologie de la propriété et de la liberté du marché, mais constitutionnalise les principes de la concurrence, généralise la rationalité économique à toutes les sphères sociales, transforme les sujets en individus.

Aujourd’hui, l’histoire reprend le cours normal de l’émancipation. L’Amérique latine a marqué le début de ce retournement historique dès les années 1980. Après avoir été le laboratoire du néolibéralisme avec le Chili de Pinochet, elle a rompu avec ce système. Petit à petit, les démocraties ont remplacé les dictatures militaires. Aujourd’hui, les révoltes arabes renforcent ce mouvement. « Chaâb yourid esqat ennidham » (« Le peuple exige la chute du régime »). Pendant longtemps, les altermondialistes ont été traités de naïfs parce qu’ils n’acceptaient pas les vertus de la realpolitik. Résultat, lorsque les peuples se révoltent pour imposer la démocratie, nos diplomaties se retrouvent nues, peinent à réagir. La France, terre des Droits humains, a été particulièrement coupable. Alors qu’elle aurait pu aider ces révolutions, elle a soutenu jusqu’au dernier moment les dictatures !

[^2]: Voir la chronique précédente, « Capitalisme et démocratie », parue dans Politis le 7 octobre 2010.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

Temps de lecture : 4 minutes