Que reste-t-il de la Commune ?

La révolution de 1871, riche d’anticipations audacieuses, nous a légué quelques innovations sociales, économiques et internationalistes.

Thierry Brun  • 26 mai 2011 abonné·es
Que reste-t-il de la Commune ?
© L’exposition « La Commune de Paris, une histoire moderne » est présentée au Réfectoire des Cordeliers, 15, rue de l’École-de-Médecine, 75006 Paris, du 28 mai au 19 juin (entrée libre). Photo : Éditions Dittmar

Étonnant renouvellement de l’histoire ! Nous sommes en 2011, cent quarante ans après la Commune, et la « Marmite d’Eugène », restaurant associatif, solidaire et écologique qui s’est donné pour mission de « permettre l’accès de tous les habitants de Montreuil [Seine-Saint-Denis] à une alimentation saine, écologique, abordable » , se déplace aussi là où on veut bien l’accueillir en Île-de-France pour servir ses repas. La Marmite d’Eugène s’inspire d’un appel d’Eugène Varlin écrit en 1868. Cette figure flamboyante de la Commune, un relieur qui fut secrétaire de la section française de la première Internationale, a été fusillée sans états d’âme le 28 mai 1871. L’appel de ce communeux [^2] est cependant resté dans l’histoire pour sa modernité, bousculant l’ordre établi par les puissants d’hier, qui perdure aujourd’hui.

Varlin propose de former « une société coopérative d’alimentation » , parce qu’une « nombreuse population d’ouvriers, d’ouvrières, absorbée par un travail journalier incessant, ne peut s’alimenter qu’au dehors, dans des établissements publics où l’on trouve le luxe avec la cherté, ou bien, avec un bon marché relatif, une nourriture malsaine ou un service malpropre » . La Marmite d’Eugène et bien d’autres initiatives de coopératives alimentaires, en France et ailleurs, s’inscrivent dans la continuité de la Marmite révolutionnaire de Nathalie Lemel et de Varlin, un restaurant coopératif qui compta jusqu’à 8 000 adhérents à la fin de la Commune. Leur initiative résonne avec l’actualité, celle des déséquilibres entre riches et pauvres, entre revenus du capital et revenus du travail.

En leur temps, les communeux n’ont pu qu’entrevoir les résultats d’expériences menées sur les seuls soixante-douze jours que dura la Commune, ce bref moment d’un bouillonnement de pensée sociale inédite. Début avril 1871, une Commission du travail, de l’industrie et de l’échange amène les sensibilités issues du socialisme utopique, du fédéralisme et du mutuellisme de Proudhon, et du collectivisme de Marx (adversaire de Proudhon au sein de la première Internationale), à mettre en pratique leurs idées, notamment celle sur le travail coopératif, embryon d’une économie sociale. Celle-ci avait émergé avant la Commune, en réaction à un ordre libéral de subordination du travail au capital sous le Second Empire. Des mutuelles avaient vu le jour, sous surveillance du pouvoir, qui réuniront jusqu’à 700 000 adhérents. Certaines conservent leur autonomie et participeront au mouvement social : Eugène Varlin fonde en 1864 une association ouvrière, la Société de crédit mutuel des relieurs, et d’autres sociétés coopératives. Un mouvement d’émancipation se développe progressivement, à travers des associations ouvrières de production, ancêtres des sociétés coopératives ouvrières de production. Dès 1844, les « Équitables pionniers de Rochdale », tentaient l’aventure autogestionnaire, dans le centre de l’Angleterre, au cœur du riche secteur de l’industrie textile. À la fin des années 1870, ils sont plus de 10 000 ouvriers, achetant et distribuant de quoi subsister à des prix tolérables en organisant leurs propres réseaux d’échanges et de magasins [^3].

Avant la Commune, les utopies concrètes s’étaient multipliées. Certaines s’appuyaient sur l’engagement social de personnes souvent politiquement engagées, comme Charles Fourier, penseur libertarien, qui avait imaginé une société idéale, le phalanstère, un modèle de « vie libre » qui s’avérera assez contraignant, pour ne pas dire totalitaire… De son côté, Proudhon avait suggéré la création de « compagnies ouvrières » et même d’une « banque du peuple » .

On retrouve ce brassage d’idées dans cette Commission du travail née sous la Commune, qui veut créer un ordre nouveau d’égalité, de solidarité et de liberté. Léo Frankel, qui la préside, et Varlin lancent des réformes dans l’administration, le commerce, les impôts, les besoins de l’industrie et du commerce, etc. « Le Rôle d’Élisabeth Dmitrieff doit être aussi retenu pour son projet d’organisation du travail féminin et la création d’ateliers coopératifs » , rappellent les Amis de la Commune de Paris [^4]. La volonté est d’associer les citoyens à un vaste mouvement de transformation sociale fondée sur la maîtrise économique de la production, sur la baisse des prix en confisquant les profits du patronat, « sur la suppression des intermédiaires entre le producteur et le consommateur par la création de magasins nationaux » , écrit un des communeux. Ces mots n’ont pas pris une ride, si l’on en croit l’essor actuel des Amap, par exemple.

Des mesures sont prises qui esquissent des Bourses du travail (elles existent toujours) afin de lutter contre le chômage et de réduire la journée de travail. Aux ateliers du Louvre, on applique la journée de 10 heures alors qu’elle est partout d’au moins 15 heures pour les deux sexes et pour tous les âges. Surtout, le décret du 16 avril 1871 met en œuvre une nouveauté historique en confiant les ateliers abandonnés à des associations ouvrières : la gestion des entreprises est désormais assurée par les travailleurs.

La préférence est accordée aux corporations ouvrières dont le cahier des charges stipule le salaire des ouvriers dans la passation des marchés de l’État. On abolit le travail de nuit des boulangers. On crée aussi un comité d’Assistance publique, soustrayant l’action sociale des influences cléricales. Son mérite est de remettre en marche les services hospitaliers et de préserver Paris des épidémies, à une époque où la protection sociale est inexistante : les salaires, pour ceux qui ont un emploi, ne permettent pas de subvenir aux besoins essentiels, encore moins de se soigner, et les locataires sont jetés à la rue quand le loyer n’est pas honoré…

La Commune tente de remédier à tout cela en expérimentant autogestion et socialisation des moyens de production. L’effroyable répression de la Commune perdurera bien après la Semaine sanglante, car il s’agissait, pour le pouvoir, d’en effacer tous les vestiges. Le prolétaire est clairement désigné comme l’ennemi. Mais ces innovations sociales ont résisté au temps et passé les frontières sans rien perdre de leur modernité.

[^2]: Les militants de la Commune se disent entre eux « communeux », le terme « communard » est péjoratif mais s’imposera cependant, y compris au sein du mouvement ouvrier.

[^3]: Lire Économie sociale et mouvement syndical, hors-série pratique d’Alternatives économiques, n° 37 bis, janvier 2009.

[^4]: Lire l’Œuvre sociale de la Commune, édité par les Amis de la Commune de Paris, 46, rue des Cinq-Diamants, 75013 Paris, 01 45 81 60 54, amis@commune1871.org, http://www.commune1871.org

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