La modernité tue

Rodolphe Dana adapte Bullet Park de John Cheever, tragicomédie dans une Amérique en crise.

Anaïs Heluin  • 8 mars 2012 abonné·es

Frigos pleins, télévision, ­cuisine équipée… Placés dans la reconstitution assez réaliste d’un foyer américain des années 1960-1970, ces symboles de la société de consommation sautent aux yeux. Avant même qu’un homme en costard à l’air flegmatique entre en scène pour raconter son histoire tragique, on devine l’ironie de la pièce. Présents dans Bullet Park , roman de John Cheever écrit en 1969, ces traits sont accentués avec esprit par Rodolphe Dana, metteur en scène du collectif Les Possédés.

Grâce à ce parti pris, la critique du matérialisme très ­présente dans l’œuvre originale glisse dans une dérision absolue. Heureuse adaptation, alors que John Cheever, éloquemment surnommé le « Tchekhov des banlieues », aborde des questions aujourd’hui vidées de leur sens à force d’être ressassées. Dans Bullet Park comme dans ses autres livres, tels les Wapshot et Déjeuner de famille, l’auteur dépeint une classe moyenne en proie à toute sorte de tourments liés à l’accélération du consumérisme. Dépressions, crises de nerfs ou mythomanie gagnent à être présentées avec du recul, à être mises à distance du phénomène socio-économique décrit par le romancier.

La caricature joue ici un rôle majeur. Grâce au jeu à la fois excessif et subtil des cinq acteurs de la troupe, les personnages dépassent leur american way of life d’origine. Ils deviennent des messieurs et dames tout-le-monde qui déroulent leur malheureux quotidien à grand renfort de scènes trop topiques pour être vraiment tragiques. La famille Nailles, un couple sans histoire et son fils Tony, alterne les scènes de ménage et les courses-poursuites avec leur enfant accro au petit écran. Leurs voisins, les Hammer, sans progéniture, se contentent de la conjugalité. Toujours avec une hystérie démesurée.

Les moments de récit, qui viennent souvent interrompre l’action, accentuent la dimension réflexive de la pièce et interrogent la place de la parole dans une société malade. Pas tant pour dire que le monologue marche sur les plates-bandes du dialogue que pour signifier que tout n’est pas perdu. Car, en soliloquant, les personnages quittent le spectacle auquel se réduit d’habitude leur existence. Assurément, Guy Debord est une référence majeure des Possédés. Sans doute est-ce sa présence dans la pièce qui nous invite à réinventer le quotidien en nous élevant au-dessus de l’époque, comme le font les anti-héros de Dana.

Culture
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