Heurs et malheurs de la Bible

Jean-Christophe Attias resitue le Livre dans l’histoire juive.

Denis Sieffert  • 26 avril 2012 abonné·es

On connaît Jean-Christophe Attias par ses prises de position sur le conflit israélo-palestinien. On connaît peut-être moins le spécialiste de la pensée juive et le lecteur de la Bible. Sans faire dire au chercheur ce qu’il ne dit pas, il n’est cependant pas difficile de voir la cohérence de sa réflexion politique au sens large. Son dernier ouvrage, les Juifs et la Bible, témoigne de cette cohérence. Attias y propose une déconstruction, mieux, une désacralisation de cette relation si fortement revendiquée entre un peuple et le Livre. Nous sommes pleinement dans l’Histoire, aux antipodes de l’idéologie.

La restitution du Livre à son histoire réelle commence par l’étymologie. « Livre », nous apprend Attias, est déjà un contresens. Le biblia latin n’est que la traduction médiévale du grec ta biblia, un neutre pluriel signifiant « les livrets ». Autrement dit, la Bible n’est pas un « livre », mais une « bibliothèque ». Ce n’est qu’au cours du haut Moyen Âge qu’elle passe du pluriel au singulier. Comme le souligne Attias, ce processus d’unification est d’abord chrétien. Le judaïsme a contourné cette difficulté du passage au singulier en utilisant les vocables hébreux de ha-Mikra, « la Lecture », ou encore ha-Katuv, « ce qui est écrit ».

Au-delà de l’érudition de son auteur et du plaisir qu’elle procure au lecteur, l’ouvrage ouvre une réflexion plus vaste sur ce que l’on pourrait appeler la « politisation » de la Bible et ses diverses appropriations, symboliques, chrétiennes et juives. L’expression qui résume le mieux cette grande aventure du « Livre » est de Heinrich Heine. Pour le poète allemand, converti au luthéranisme en 1825, la Bible est une « patrie portative » appelée à remplacer la patrie juive perdue. Il en découle qu’elle ne peut être perçue comme un « objet culturel » ni comme une multiplicité d’œuvres littéraires.

C’est pourtant ce qui arrive au XVIe siècle, où triomphe une nouvelle érudition biblique d’origine chrétienne, qui impose une lecture historiciste. Comme si, après l’expulsion des Juifs, il fallait liquider toute représentation symbolique du Livre. La Bible est alors critiquée, et même remise en cause dans son authenticité. Les Prophètes deviennent « des hommes historiquement et culturellement déterminés ». Mais « l’approche historico-critique moderne n’a pas que des racines chrétiennes ». Elle tient aussi à un « prestigieux antécédent juif » : Spinoza, qui ose écrire que ce n’est pas Moïse qui rédigea le Pentateuque, « mais quelqu’un d’autre, qui vécut bien plus tard ». C’est le temps de « la Bible humiliée ». Viendra ensuite, au XIXe siècle, l’époque de « la Bible rédimée ». Puis le sionisme, qui parachèvera la resacralisation du Livre dans un mouvement extrême de valorisation-appropriation, à travers l’ambiguïté d’un projet politique.

Idées
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