La traversée d’un siècle

Politis avait rencontré Raymond Aubrac chez lui en juin 2010. Evocation d’une personnalité engagée, visionnaire, pleine de charme.

Olivier Doubre  et  Jean-Claude Renard  • 19 avril 2012 abonné·es

Au neuvième étage d’un bâtiment moderne. Dans l’antichambre, sur le mur de droite, l’encyclopédie complète de l’Histoire de l’humanité. Une dizaine de volumes. Et dans le salon, plusieurs sculptures vietnamiennes, des statuettes, un pêle-mêle d’objets, quelques peintures figuratives, une photographie de Pierre Mendès France, des bibelots. Raymond Aubrac recevait aisément dans son appartement du XIIIe arrondissement de Paris, au-dessus de la Glacière. Avec des souvenirs vifs. Raymond Aubrac, né Raymond Samuel, en 1914, n’avait pas besoin de bousculer sa mémoire. Elle s’agitait par flots, par chapitres.

Il évoquait son premier séjour aux États-Unis, en 1937, à l’université de Harvard, alors qu’il était diplômé de l’École nationale des ponts et chaussées. Puis les premiers jours de guerre, la rencontre avec Jean Moulin, les prémices de la Résistance. « On ne savait pas alors ce que cela signifiait, impliquait. Mais on éprouvait le besoin de réagir ! Avec des graffitis d’abord, puis en distribuant des tracts avant de créer, avec mes camarades directs, Emmanuel d’Astier en tête, la Dernière Colonne. Finalement, le vrai responsable, c’est la censure. On était inondés de fausses nouvelles. C’est peut-être ça qui nous a incités à informer. Avec le recul, je dirais que la création des mouvements de résistance se fait très souvent autour d’un journal. »

Aubrac poursuivait sur sa visite à Londres, son engagement dans les parachutistes à Alger pour continuer la lutte, une escale à Naples, déjà libérée par les Américains, une autre à Ajaccio, une autre encore à Marseille, à la Libération, au poste de commissaire de la République, nommé par le général de Gaulle. Avant de gagner la Bretagne, en responsable des opérations de déminage.

Sympathisant communiste tout au long de sa vie, il avait sur de Gaulle un avis bien tranché : « Il en existe un, entre 1940 et 1946, et un autre, après 1958. Les deux sont assez contrastés. Moi, je suis gaulliste du premier de Gaulle. Après, c’est différent. Si on veut classer ça politiquement, pour le premier, on ne peut pas dire qu’il est de droite ou de gauche ; le deuxième est de droite. Et c’est plus tout à fait ma tasse de thé ! »

Des années durant, Raymond et Lucie Aubrac ont livré la mémoire vivante de la Résistance dans les établissements scolaires. Même après la disparition de sa femme, Raymond Aubrac a poursuivi, mû par le besoin de témoigner. « Je réponds aux invitations scolaires, expliquait-il, deux fois par semaine. 130 établissements portent le nom de Lucie. Ça donne beaucoup de boulot. Mais, en termes de commémorations, il y a une chose qui m’embarrasse : dans mon métier, celui d’ingénieur, on prépare l’avenir. Et depuis l’âge de 75 ans à peu près, je ne suis autorisé à parler que du passé. » Ce qui ne l’empêchait pas de participer à un salon du livre antifasciste, ou encore, le 2 avril dernier, de signer avec son complice Stéphane Hessel une tribune dans le Monde dénonçant « toutes les remises en cause du contrat social ».

Au détour de la conversation, au-dessus de laquelle semblait toujours planer la présence de sa femme, disparue en 2007, il s’arrêtait sur son amitié avec Hô Chi Minh, racontait son séjour au Maroc, en conseiller technique sur les irrigations, repartait sur ses années passées à Rome, au sein de l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, relatait son engagement contre la guerre au Vietnam… Raymond Aubrac se livrait par bribes, sans prétention, avec un soupçon d’amusement sur une existence épaisse comme deux encyclopédies. Dans l’entrelacs des sujets abordés, il s’arrêtait, vous demandait l’autorisation de fumer sa pipe. Il tirait dessus, un sourire au coin des lèvres.

Puis la conversation reprenait, entre hier et aujourd’hui. « La France est dans un état paradoxal. Je m’en rends compte en rencontrant les jeunes. Vous avez actuellement un grand nombre de jeunes qui ne se sentent pas d’avenir, et à qui personne ne propose d’avenir. On est un pays qui n’a pas d’avenir. Notre avenir, c’est 2012. Après 2012, il n’y a plus rien ! Ni de politique à long terme, ni naturellement de projet à long terme. Le pays vit au jour le jour et en partie gouverné par la peur. Au journal de 20 heures, sur dix sujets, six ou sept sont réalisés pour faire peur. La grande difficulté, c’est de définir l’adversaire. Il y a soixante-dix ans, c’était simple. Mais maintenant ? On a une politique absurde, idiote, et qui est faite par des gens très intelligents, donc très dangereux. » Sentences de presque centenaire, qui n’aura jamais rien lâché.

Idées
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