Pourquoi ils n’en parlent pas

L’écologie, la santé, l’Europe : notre vie quotidienne dépend de ces trois domaines. Et la place de la France dans le monde est liée à sa politique internationale. Pourtant, ces questions sont quasiment absentes de la campagne.

Denis Sieffert  et  Ingrid Merckx  et  Patrick Piro  et  Michel Soudais  • 5 avril 2012 abonné·es

L’absence de l’écologie, très discutée lors de la présidentielle de 2007 (voir p. 24), n’est pas la moins étonnante. La crise climatique serait-elle surmontée ? La dégradation des écosystèmes enrayée ? La contamination par les pesticides endiguée ? Pas un mot ou presque des grandes et petites urgences environnementales. À part sur le nucléaire, et encore. Parmi les six principaux candidats dans les sondages, seuls Joly et Mélenchon développent un argumentaire écologique.

Hors situation de catastrophe (Fukushima s’éloigne dans les esprits…), l’exercice ne promet guère de voix dans une compétition très tactique et hyperpersonnalisée comme la présidentielle. Le flop de Joly l’illustre, et l’essor de Mélenchon ne s’est pas construit sur ce terrain. Même la déconfiture du Grenelle de l’environnement n’est pas exploitée par les adversaires du candidat-président Sarkozy. Principale explication : l’environnement est perçu par les Français comme une préoccupation à long terme, non prioritaire en période de crise. Alors que le prix de l’essence, par exemple, vient de dépasser 2 euros le litre par endroits, un sondage [^2] révèle que la moitié des électeurs pourraient être sensibles aux propositions visant à abaisser le prix des carburants ! Hollande s’empresse donc de vouloir le geler, le gouvernement parle de débloquer les réserves stratégiques (prévues pour amortir une crise internationale)… Comment assumer la hausse inéluctable du prix des énergies fossiles, prévue par tous les spécialistes, alors que le pouvoir d’achat s’impose comme un front électoral bien plus chaud que celui du climat planétaire ?

Autre raison : c’est souvent à l’échelon international que sont renvoyés les grands dossiers (dérèglement climatique, pillage des océans, extinction des espèces…). Il n’y a aucun bénéfice électoral à proposer une « taxe carbone », un contrôle drastique des importations illégales de bois, l’interdiction de commercialiser des espèces marines en voie de disparition… Restent bien quelques dossiers hexagonaux, comme la qualité des eaux ? Une guerre résolue contre les nitrates ou les pesticides déclencherait un affrontement avec les agriculteurs de la FNSEA, syndicat majoritaire…

Le poids des groupes de pression explique également l’absence de vraies propositions sur la santé, domaine essentiel qui soulève des questions complexes et inquiétantes, comme le financement de la Sécu. Nombre de médecins sont de droite ou de centre droit, et aucun candidat n’a envie de se mettre les professions médicales à dos. Le monde de la santé est constitué de lobbies puissants : médecins, assurances privées (proches de Sarkozy), mutuelles (proches du PS), industrie pharmaceutique. Aujourd’hui, le président en place soutient les assurances alors qu’historiquement les chefs d’État français étaient plutôt entourés de grands médecins.

Depuis 2004, les mutuelles ont passé un accord avec les assurances privées à travers l’Unocam (Union des complémentaires santé). Elles ont beau tenir un discours assez « service public », elles sont contraintes de fonctionner comme les assurances privées. Enfin, la réforme HPST (Hôpital, patients, santé, territoire) a permis que des représentants de laboratoires entrent au conseil de surveillance des hôpitaux comme « personnalités qualifiées ». Un responsable de chez Servier siège toujours au conseil de surveillance de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, en dépit de ­l’affaire du Mediator !

« La question centrale, résume André Grimaldi, professeur de diabétologie à la Pitié-Salpétrière et tête de pont de la défense de l’hôpital public, devrait être : plus de Sécu ou plus de mutuelles ? » Le danger qui se profile, selon lui, réside dans le choix d’un entre-deux défendu par François Bayrou sur les conseils de Martin Hirsch : le « bouclier sanitaire », qui vise à remplacer la prise en charge à 100 % des affections de longue durée par une franchise modulée en fonction des revenus. Mais si les classes moyennes se retrouvent à payer pour les plus pauvres un système qui les remboursera mal, elles seront de moins en moins enclines à défendre ce fonctionnement solidaire. C’est la mort annoncée de la Sécu.

Seul le Front de gauche propose une Sécu qui rembourse à 100 %. Solution qui sonne la fin des mutuelles. « Sachant que le coût de la santé augmente plus vite que les richesses de la France, on ne pourra plus faire l’économie d’un débat démocratique sur la régulation publique d’un système que le marché ne peut réguler », observe André Grimaldi. Qui est prêt à le lancer ?
À l’UMP comme au PS, l’Europe est un autre sujet délicat. En parler, c’est prendre le risque de rouvrir les plaies toujours vives du référendum sur le Traité constitutionnel européen de 2005. Ne pas l’évoquer n’est pas plus concevable, tant l’actualité communautaire impose ses thèmes : crise grecque, euro, engagement de réduction des déficits, coordination budgétaire… La session parlementaire s’est d’ailleurs achevée sur la ratification d’un nouveau traité instituant un Mécanisme européen de stabilité (MES), tandis que Nicolas Sarkozy signait à Bruxelles, le 2 mars, un traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’union économique et monétaire (TSCG).

Ce dernier texte est contesté par François Hollande, mais son souhait de le « renégocier » ne vise nullement à le rejeter. Pas question, a rappelé le candidat jeudi à Mont-de-Marsan, de « remettre en cause les nécessaires disciplines » budgétaires décidées sous la pression des banques et des marchés financiers, ni les « obligations qui pèsent sur les États les plus endettés de remettre leurs finances publiques en ordre », ou de refuser les « sanctions ». Tout juste souhaite-t-il y ajouter « de nouvelles capacités pour agir » (nouveau rôle pour la Banque européenne d’investissement, eurobonds, taxe sur les transactions financières…) et quelques grands objectifs comme la transition énergétique ou la recherche et l’innovation.

Pas de quoi révolutionner la nature de la construction européenne, dont la caractéristique adémocratique s’accentue. Un vice de forme que Jean-Luc Mélenchon, qui prône une désobéissance aux traités, souligne avec constance, en rappelant que le quinquennat de Nicolas Sarkozy a débuté avec un déni de démocratie : l’adoption, avec la complicité d’une large partie des parlementaires socialistes, du traité de Lisbonne, dont les dispositions avaient été rejetées lors du référendum de 2005. Le président-candidat s’emploie à faire oublier cet épisode : à Villepinte, il a subitement demandé à renégocier le traité de Schengen et à mettre en cause la liberté totale des échanges commerciaux. « J’ai prononcé un discours […] très européen et […] qui dit des choses qu’un souverainiste ne renierait pas », s’est-il vanté dans Paris-Match. Assurément une belle embrouille.

Oubliés, relégués, négligés pour des raisons d’efficacité électorale, les sujets internationaux ? Pas seulement. Ils sont sciemment bannis du débat public parce que gênants. Les relations de la France avec le Maghreb, par exemple, ramèneraient Nicolas Sarkozy aux ratés de la diplomatie française en Tunisie et en Égypte, et à l’échec de son « union pour la Méditerranée ». On préfère donc ne voir dans ce Sud qui nous est si proche qu’une menace migratoire. Le Proche-Orient et le conflit israélo-palestinien sont des sujets trop dangereux en raison de leurs retombées sur une partie de l’électorat, juif ou arabe. On se contentera donc de formules vagues en faveur de la paix, omettant la question du droit des Palestiniens et de la création d’un État. On dira quelques mots très hostiles en revanche à l’encontre de l’Iran. C’est le côté du manche.

L’actualité dictera aussi une ferme condamnation du régime syrien et de la répression qui s’abat sur la population. Mais tout ce qui ne fait pas consensus entre les deux candidats donnés pour favoris des sondages sera soigneusement évité. La « Françafrique », par exemple. Nicolas Sarkozy avait annoncé une rupture qui s’est traduite non seulement par une grande « continuité » postcoloniale et un grand mépris pour l’aide au développement, mais par un discours (à Dakar, en juillet 2007) d’un archaïsme misérable.
La seule décision choc du quinquennat, le retour de la France dans le commandement intégré de l’Otan – qui mériterait un sacré débat – ne stimule pas particulièrement le candidat socialiste, plutôt embarrassé. François Hollande a bien indiqué qu’il renégocierait la position de la France et qu’il n’excluait pas une sortie du commandement intégré. Mais avec beaucoup de « si » : « s’il n’y avait pas d’évolution sur le projet d’Europe de la défense et sur les postes octroyés à la France dans l’état-major de l’Otan ». Au contraire, Jean-Luc Mélenchon juge sans ambages que la décision de Nicolas Sarkozy est « une allégeance à l’hégémonie américaine ».

Le candidat du Front de gauche dénonce aussi les « grotesques réunions de puissants » minoritaires que sont les G8 ou les G20, et il entend s’appuyer sur « la seule organisation planétaire mondialisée existante : l’ONU ». Eva Joly défend une position voisine. Elle souhaite que l’engagement des forces dans des opérations extérieures ne soit désormais possible que dans le cadre d’un mandat international de l’ONU. En contrepartie, dit-elle, il faut « prioriser la dimension européenne » de la Défense, dotée d’une « réelle capacité d’intervention civile et militaire ». Quant à François Bayrou, il avait qualifié la décision de Sarkozy de « défaite pour la France et pour l’Europe ».

Reste l’Afghanistan. Voilà une guerre dans laquelle notre pays est engagé, voire même englué, et dont on parle peu. Le débat ne porte que sur la date du désengagement. Fin 2013 pour Sarkozy, fin 2012 pour Hollande. On aurait rêvé d’un bilan plus profond, et de l’affirmation de quelques principes pour l’avenir…

[^2]: Toluna, pour le magazine LSA.