« Ce n’est que la confirmation de la solidification du FN »

Jean-Yves Camus analyse la structure du vote pour Marine Le Pen et la sociologie de son électorat.

Olivier Doubre  • 3 mai 2012 abonné·es

Il n’y a que la classe politique pour se réveiller à chaque scrutin devant les chiffres du FN et crier au phénomène ! Car, comme le rappelle le politologue Jean-Yves Camus, si Marine Le Pen a convaincu 6,4 millions d’électeurs en 2012, ils étaient déjà 5,5 millions en 2002. Si nouveauté il y a, c’est l’émergence d’un vote FN en milieu rural, et le gommage du différentiel entre hommes et femmes.

Quels enseignements tirez-vous du vote en faveur de Marine Le Pen au premier tour de cette élection présidentielle 2012 ?

Jean-Yves Camus : Le premier élément que je retiens de ce résultat, c’est l’absolue cécité de la plupart des commentateurs face à la nécessité de regarder avec une véritable profondeur ­historique ce qui est en train de se passer. En effet, la question à laquelle je n’ai cessé de répondre depuis le soir du 22 avril était : comment expliquer la percée électorale du Front national ? Or, je tiens à rappeler les faits suivants : à la présidentielle de 1988, Jean-Marie Le Pen obtient 15 % des voix ; en 1995, à nouveau 15 % ; en 2002, 17 %. Et en 2012, sa fille est à presque 18 %. Ce qui signifie qu’il n’y a pas de « percée » du FN, dans le sens où ce parti aurait émergé du néant et aurait franchi un seuil considérable ! Il n’y a en fait que confirmation de la solidification sur la longue période de l’électorat du Front national.
Cela nous renvoie à une question importante : comment se fait-il qu’au soir du premier tour, tout le monde politique dise qu’il faut répondre aux attentes des électeurs du FN, sans qu’ils s’en soient préoccupés avant, puisque cet électorat existait déjà ?

Il y a aujourd’hui 6,4 millions d’électeurs de Marine Le Pen. Ce sont environ un million de voix de plus qu’en 2002. Mais il y en avait alors déjà 5,5 millions ! Le monde politique et le monde du commentaire politique semblent se réveiller au soir de chaque scrutin comme s’ils avaient en face d’eux un phénomène nouveau, alors que la réalité, aussi peu plaisante soit-elle, est que Jean-Marie Le Pen a franchi la barre des 10 % aux élections européennes de 1984 et n’est jamais redescendu en dessous ! La seule chute que le FN ait subie a eu lieu aux législatives de 2007. Je redis donc ici mon impression que nous avons pris nos désirs pour des réalités en 2007 en considérant que Nicolas Sarkozy avait alors ramené le FN à son « étiage naturel » – c’est le terme qui a été souvent utilisé à l’époque. En fait, c’est 2007 qui était l’exception puisqu’aux élections précédentes et aux suivantes son score est resté stable, à quelques décimales près.

Cette situation est d’ailleurs la même dans un certain nombre de pays européens : en Norvège, le Parti du progrès est au-dessus de la barre des 20 % depuis vingt ans ; au Danemark, le Parti du peuple danois fait plus de 12 % depuis vingt ans, tout comme l’Union démocratique du centre en Suisse est au-dessus de la barre des 20 % depuis vingt ans…

Y a-t-il néanmoins des éléments nouveaux dans
la structure du vote FN ?

Je pense que l’on doit d’abord dire que cette structure reste assez classique. C’est d’abord un vote d’actifs, et un vote qui atteint un niveau élevé chez ceux que l’on appelle les primo­votants, les 18-24 ans. C’est aussi un vote où le niveau de diplômes joue un rôle majeur, avec une forte représentation des gens qui n’ont pas le baccalauréat.

Mais cela ne signifie pas que ces jeunes ne comprennent rien à la complexité de la politique et se laissent abuser par le discours simpliste du FN. Il faut plutôt relever que, plus on arrive sur le marché du travail jeune et sans diplôme, ou avec un diplôme technique inférieur ou égal au baccalauréat, plus on subit la crise de l’emploi en plein, et on a des inquiétudes beaucoup plus fortes sur son avenir et sa place dans l’échelle sociale. D’où la très forte tentation d’un vote de protestation chez une génération particulièrement désenchantée par rapport aux partis politiques traditionnels.
Autre élément classique, enfin, c’est un vote dont les zones de force se situent sur ce qu’on appelle souvent la « banane », qui part de Dunkerque et s’arrête à Genève, auxquelles s’ajoute le littoral méditerranéen.

Quelles sont les innovations cette fois ?

La première – qui est loin d’être anodine – est que Marine Le Pen a réussi à gommer une bonne partie du différentiel entre le vote des hommes et celui des femmes. Elle a en effet à peu près ramené la part du vote FN des femmes à égalité avec celle du vote des hommes. C’est évidemment un effet direct de sa personnalité.
La deuxième innovation, qui est moins massive, est que Nicolas Sarkozy semble avoir un peu perdu chez les seniors, au profit de Marine Le Pen, mais également au profit de François Hollande, qui comble une partie de l’énorme déficit que la gauche avait chez les seniors en 2007.

Une troisième innovation est l’émergence – ou plutôt la confirmation – d’un vote rural en faveur du FN, avec, notamment dans le Sud-Ouest ou la partie sud-est du Massif central, une percée, certes en deçà de sa moyenne nationale, mais avec des scores très souvent au-dessus de 15 %. Regardez en particulier ceux de départements tels que l’Ariège, l’Aveyron ou le Cantal, qui sont ce que l’on appelait des « terres de mission » pour le FN, c’est-à-dire où il était particulièrement à la peine jusqu’ici.

Dans ces cas-là, je crois que les déterminants de ce vote sont la disparition des services publics dans le monde rural, l’impression grandissante d’une énorme distance entre le centre des décisions politiques et le quotidien des habitants, et l’impression assez diffuse de ce que j’appellerais la « fin d’un monde ». Le sentiment d’une certaine décadence, le sentiment de la disparition de ce qu’était la France des terroirs, terme que Marine Le Pen a d’ailleurs utilisé dans son allocution après les résultats. L’idée développée par le FN est qu’il y a une France qui meurt sous les coups conjugués de l’immigration et de la mondialisation libérale.

En outre, je retiens aussi cette très curieuse percée du FN dans les départements d’outre-mer : en Guyane et à la Réunion, où il dépasse les 10 %, à Saint-Pierre-et-Miquelon les 15 %, ou en Nouvelle-Calédonie, où il approche des 12 %. C’est là un phénomène sur lequel les journalistes locaux m’alertent depuis longtemps, mais dont on ne parle presque jamais en métropole.

Enfin, une percée a aussi eu lieu dans l’Ouest, en Bretagne, dans les Pays-de-la-Loire et en Basse-Normandie (dans l’Orne ou la partie intérieure du Calvados), qui étaient là encore traditionnellement des « terres de mission » par excellence pour le FN.

Et puis, pour conclure, on doit souligner la très forte solidification de l’implantation de ce parti dans les zones où il était déjà fort, l’Est et le Nord-Est ou les départements autour de la Méditerranée. Ce qui laisse prédire qu’aux prochaines législatives, l’UMP – si elle n’implose pas en cas de défaite de Nicolas Sarkozy, ce qui me semble tout à fait possible – va être en très grande difficulté.

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