Une bonne petite euthanasie nucléaire

François Cusset  • 31 mai 2012 abonné·es

Effroyable ennui des choses normales. Qu’un président soit normal, pourquoi pas, dernière trouvaille du pouvoir pour nous faire avaler la pilule de son arbitraire, sans vous arracher autant la gorge – pour l’instant – qu’à l’époque du gros comprimé bling-bling. Mais qu’une époque soit à ce point normale, normée, quelle tristesse : non pas normale au sens de ce qui s’y déroule, bien sûr, mais au sens d’un désir de norme, d’une envie de normalité, d’un réflexe permanent de normativité.

On pourrait même résumer le changement d’époque, entre les années rouges et fébriles, les années sex drugs & rock’n’roll de la bonne vieille guerre froide, et notre présent crisophile, nos années peurs dettes & normes, on pourrait résumer le changement à un seul symptôme majeur, beaucoup plus parlant que les prétendues « révolutions » idéologiques (du protogauchisme au néolibéralisme) ou technologiques (de la 2CV au Web 2.0) : la place du fou, oui, comme aux échecs, et des menaces qu’il fait peser sur tout ce qui est normal – ou qu’on croyait tel.

Un schizo, aujourd’hui, évoque une camisole de médocs, des hôpitaux en crise, une misère ingérable, une dépression comme celle de l’économie, ou même une infirmière poignardée et une fugue dangereuse : un mouton noir, en tout cas, qu’un consensus normé appelle à réintégrer au plus vite dans le troupeau. Un schizo, il y a quarante ans, n’avait pas encore d’étiquette, ni de matricule, ce n’était ni un diagnostic ni une brebis galeuse, mais pour beaucoup – philosophes, écrivains, cinéastes, militants – un site de subversion, un héros de la résistance aux normes, sinon même une condition enviable, du moins le miroir grossissant de nos schizes à tous, nos schizes que les psychotropes et les appels à la démobilisation nous invitaient alors à chérir et à exprimer haut et fort.

On est passé de schizo-gaucho-mélo à métro-boulot-bo-bo : plus qu’un tournant, un monde à l’envers, presque une mutation ­anthropologique.
Du coup, le schizo le plus culte des années 1970, Louis Wolfson le bien-nommé, ce New-Yorkais dysfonctionnel obligé de convertir chaque mot anglais entendu en un mot français ou allemand, pour que la langue de la mère ne lui perfore pas les tympans, ce schizo polyglotte et anglophobe fait aujourd’hui l’effet d’un ovni, ou d’une relique cryptée.

Or, ce génie de la traduction automatique et du jeu de mots signifiant, dont le récit le Schizo et les langues (publié chez Gallimard en 1970, après y avoir erré plusieurs années, de bureau en bureau) enthousiasma jadis Foucault, Deleuze, Queneau, Le Clézio, Paul Auster et les psychanalystes les plus dingues de l’époque, voit aujourd’hui sa prose republiée, comme une anomalie solaire au pays des cumulus et des gens normaux.

C’est son deuxième livre qui reparaît aux éditions Attila, au titre interminable [^2]. Il vit encore, à Porto Rico (après avoir gagné aux jeux hippiques puis tout reperdu), et a remis le texte au goût du jour pour cette édition, en y ajoutant les allusions les plus brûlantes, allusions à la façon qu’a Wall Street depuis 2008 de « relâcher les sphincters », ou au combat présidentiel français du « Magyar contre le Hollandais ».

Pour le reste, Wolfson raconte ses paris ­hippiques, la déglingue des bus new-yorkais, les belles heures de la guerre froide, et surtout la lente agonie de sa mère, dont aucun examen clinique, aucune angoisse dans son journal intime, aucune avancée des métastases, aucune allitération de la « maladie maligne » et du « mouroir mémorial » ne nous est épargné – virtuosité sans pathos, solitude terminale, regard froid sur la mère morte.

Et à le lire, à sentir monter la nausée, mais aussi exploser à même la page les associations géniales du plus infime et du plus cosmique, à se retrouver gagné à son tour par sa vision cancérologique du monde, notre monde infecté de l’intérieur comme le corps par les métastases, on se surprend à penser que Wolfson est peut-être toujours en 2012, quarante ans après sa période « culte » – un peu comme le furent Léonard de Vinci il y a quatre siècles, ou Primo Levi il y a soixante-dix ans –, la conscience du monde, la lumière du présent : quand il rêve en plein paragraphe que des milliers de bombes à hydrogène et d’ogives dégoupillées font enfin exploser la planète, quand il rêve de ce soulagement-là, on se dit que la recette a beau avoir un air un peu démodé, époque Kissinger et Docteur Folamour, son élan lui-même, le rêve calme d’une euthanasie nucléaire mondiale, une bonne fois pour toutes, ce rêve est on ne peut plus opportun, on ne peut plus actuel, on ne peut plus en prise avec nos folies du moment.

Peut-être aussi parce qu’il tranche avec nos raisonnements bureaucratiques et nos désirs de normalité. Et parce qu’il renvoie nos truismes pacifiants et nos odes à la survie, ou à la vie saine, à ce qu’ils sont : un cache-misère qui ne trompe personne, et que chacun sait dérisoire au milieu du désastre. Il y a plus de vérité dans ce Wolfson, et l’ombre qu’il fait porter sur nos pauvres temps, que dans tous ceux, lustrés et souriants, sur lesquels sont braqués nos dociles projecteurs, tous ceux qui polluent nos routines. Et en plus c’est drôle, comme toute bonne tragédie. Lisez-le, vous verrez.

[^2]: Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977 au mouroir mémorial à Manhattan , Louis Wolfson, éd. Attila.

Digression
Temps de lecture : 5 minutes