La cage aux quatre folles

Jean-Michel Rabeux met en scène *les Quatre Jumelles* de Copi. Théâtre de l’absurde qui n’a rien perdu de son grinçant.

Anaïs Heluin  • 7 juin 2012 abonné·es

Un air de fête plane sur le petit plateau circulaire, sur la salle en forme d’amphithéâtre qui abrite la dernière création de Jean-Michel Rabeux. Impossible de dire si les réjouissances sont terminées ou si elles vont bientôt commencer. Que pourraient d’ailleurs célébrer les deux créatures qui, telles des pantins détraqués, sortent d’un trou situé en plein milieu de la scène ? Attifées comme des travestis avec perruque, sous-vêtements apparents et maquillage outrancier autant que spectral, elles auraient pu sortir d’un spectacle de transformisme ou d’un cabaret quelconque. Mais non. Leïla et Maria semblent être dans leur état naturel : ni femmes ni hommes, on ne peut plus amorales et aussi peu douées pour l’expression orale que des chimpanzés.

C’est l’anniversaire de Leïla, et pourtant celle-ci ne manifeste aucune joie. Elle râle quand Maria lui offre des chiens de traîneau. Elle s’injecte de l’héroïne, du camphre, de la morphine, qu’elle partage avec sa soi-disant sœur. Fête de clowns tristes, oubliés et oublieux du monde, que celle des Quatre Jumelles du dramaturge, romancier et dessinateur argentin Copi (1939-1987). Pas étonnant pour cet adepte des figures de marginalité, rebelle à l’ordre établi. Désireux d’inventer une nouvelle façon d’appréhender la vie, aussi, pour ne plus subir le diktat du temps qui passe, de l’amour qui s’empare de l’âme et de la mort qui menace.

Avec son parti pris de l’étrangeté absolue, Jean-Michel Rabeux, dix ans après l’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer du même, excelle à traduire l’absurde du théâtre de Copi. Il dissimule toute trace d’humanité chez ses comédiens, leur fait revêtir un masque de monstruosité et les place dans un non-lieu. Sorte d’arène percée d’un trou-refuge pour drogués et éclairée par un gros globe lumineux, la scène a l’aspect louche d’une cave au milieu de nulle part. Car Copi avait situé sa pièce dans un Alaska qui n’a d’Alaska que le nom, désignant plutôt la frontière entre l’humain et l’inhumain. Lieu où tout et son contraire adviennent, où tout finit par s’annuler. C’est ce qui arrive lorsque débarquent Joséphine et Fougère, jumelles en tous points semblables aux premières.

Camées, folles (ou fous) à lier, obsédées par l’argent de leurs sosies. Commence alors une ronde autour du trou-refuge, réserve à seringues et planque d’armes, rythmée par des injures de chiffonniers, des coups de pistolet à blanc et de couteaux en plastique généreusement échangés par les deux paires de jumelles. Les morts se succèdent à une vitesse incroyable, aussitôt suivies de résurrections, ou plutôt de retours à la semi-vie qui caractérise les personnages. Grâce à leur jeu outré, à leurs mimiques bien plus complexes que leur langage, les acteurs que sont Claude Degliame, Georges Edmont, Christophe Sauger et Marc Mérigot donnent chair aux codes de l’existence inouïe et dépravée des Quatre jumelles.

Aussi circulaire que la scène, le texte de la pièce se replie sur lui-même. Autant que leur apparence effrayante, ce sont les mots qui enferment les protagonistes. Plus beckettiens que nature, ces derniers ne parviennent évidemment pas à la réinvention du quotidien prônée par Copi. Il leur aurait fallu révolutionner le langage, se l’approprier à la manière des surréalistes, avec qui l’auteur partage bien des idées. Mais ce n’était pas l’intention de Copi. Ses travestis bouffons qui plaisantent sans le moindre rire sont de purs objets de provocation. Enfoncés jusqu’au ridicule dans les comportements les plus tabous et les plus réprimés, ils renvoient à la société l’image de ses monstres, des hontes qu’elle cache dans ses bas-fonds.

Plus souvent à terre que debout, immobilisés dans des poses cocasses, les quatre comédiens construisent une esthétique de la reptation. Obscène, dénuée de toute sensualité, avec de surcroît un aspect infantile. Peut-être portent-ils le poids de la bêtise contemporaine, cette grande ennemie de Copi. Tragique accentué par leur impétueux désir : la ville de Boston et la Suisse cristallisent leurs rêves. Maria et Leïla prétendent y entreposer toute leur fortune. Ultime réflexe d’individus paumés qui en dit long sur les sociétés qui les condamnent.

Théâtre
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