Éric Hazan : « Aller vers une rupture irréversible, sans le chaos »

Éric Hazan publie son Histoire de la Révolution française dans un contexte où s’exprime le désir – voire la nécessité – de transformations radicales.

Olivier Doubre  • 25 octobre 2012 abonné·es

Fondateur et responsable de la maison d’édition La Fabrique, écrivain spécialiste de l’histoire de Paris, Éric Hazan publie une imposante Histoire de la Révolution française, mêlant les voix des grands orateurs de l’époque et celle du peuple, donnant à voir – contrairement aux historiens libéraux – combien 1789 a constitué le début d’une rupture radicale pour tout le monde occidental.

Pourquoi avoir écrit cette volumineuse Histoire de la Révolution française, aujourd’hui ?

Éric Hazan :  Tout d’abord, il n’y avait pas eu d’histoire de la Révolution française depuis très longtemps – en dehors des textes sur des points particuliers. Les deux ouvrages qui font encore référence, c’est-à-dire celui d’Albert Soboul [^2] et celui de François Furet et Denis Richet [^3], datent des années 1960 ! Or, soudain, il y a mon livre qui paraît, mais aussi la réédition du texte d’Albert Mathiez (1874-1932), le grand historien de la Révolution [^4], un livre de Jean-Clément Martin [^5] et un titre de Sophie Wahnich pour l’enseignement supérieur [^6]. Ainsi, alors qu’il n’y a plus eu d’histoire de la Révolution française depuis un demi-siècle environ, plusieurs publications viennent tout à coup renouveler le genre. Je pense que cela signifie quelque chose qui tient à l’époque. Cela ne saurait être un hasard que, sans se concerter, des gens d’horizons si différents publient au même moment une histoire de la Révolution française. Je pense que s’exprime aujourd’hui la prise de conscience que le chantier ouvert sur le sujet il y a tant d’années n’est toujours pas refermé, et que rien n’était plus faux quand François Furet écrivait : « La Révolution française est terminée. » Quant à ma motivation personnelle, je me suis aperçu que beaucoup de jeunes ne connaissent rien au sujet – ou ont des idées fausses. Or, que leur conseiller de lire ? Les deux livres dont j’ai parlé portent quand même leur âge : avec un style et une forme d’une époque passée, avec des contenus très connotés sur des idéologies qui, disons, ne sont plus tout à fait actuelles. J’avais au départ l’idée de faire une sorte d’introduction, d’encouragement à étudier la question, et puis je me suis pris au jeu ; j’ai travaillé pendant trois ans et cela a donné 400 pages ! Ce n’était pas mon idée initiale, je voulais faire un livre court, mais en lisant les documents d’époque, en fouillant les écrits sur la Révolution, cela m’a complètement passionné, non sans le sentiment de mon illégitimité et de mes insuffisances…

Éric Hazan fait lui-même œuvre de rupture en racontant cette exceptionnelle rupture que beaucoup, de Michelet à Jaurès, de Mathiez à Soboul, ont appelé la « Grande Révolution ». Depuis la fin des années 1970, nombre d’historiens libéraux, François Furet en tête, n’ont eu de cesse, en effet, de nier son caractère d’événement « irréversible » . Un événement dont légitimistes et réactionnaires de tout poil auront tenté, tout au long du XIXe siècle, d’effacer le souvenir honni. Dans une langue vive et enjouée, après une présentation minutieuse de « La France sous Louis XVI » , Éric Hazan montre avec brio combien, de 1789 à la « réaction thermidorienne », le peuple et ses représentants rompent avec les privilèges de la société d’ordres et s’essaient à instaurer la République et l’égalité entre les citoyens. Un « grand chantier » toujours d’actualité…
Qu’est-ce qu’une révolution ?

Le mot n’est pas sans ambiguïté. Dans le cas des aiguilles d’une montre, on parle de révolution : elles tournent autour d’un axe et reviennent au même endroit. Mais un événement constitue une révolution lorsqu’il aboutit à de l’irréversible. À cet égard, on peut dire qu’il y a des révolutions ratées. Ainsi, la Révolution de 1830 est totalement ratée. On se bat dans Paris pendant trois jours, avec des centaines de morts, que l’on a généralement oubliés : si on regarde les noms sur la colonne de la Bastille à Paris, on voit par leur nombre que ç’a été une bataille sanglante. Tout cela pour que la Révolution soit escamotée, que l’on chasse un roi pour en remettre un autre. Alors que la Révolution qui débute à l’été 1789, elle, n’est pas ratée ! Même s’il y a eu le Directoire, la réaction thermidorienne, et même si, à la toute fin, le petit homme au tricorne prend le chemin de Sainte-Hélène (qui est la véritable fin de cette Révolution), nous vivons encore aujourd’hui sur les acquis révolutionnaires initiés en 1789. Ils ont construit de l’irréversible, même s’il y a eu beaucoup de retours en arrière. Et pas seulement pour la France : l’Occident tout entier vit sur cet irréversible ! Je dirais donc que l’irréversible est la marque des véritables révolutions. L’idée de révolution induit celle d’une rupture.

En disant cela, vous vous placez dans une tradition historiographique bien précise, qui s’oppose à celle, libérale, de Tocqueville et de François Furet…

Pour ce courant d’historiens, de Tocqueville à Furet, la Révolution française aurait pu tout à fait être évitée. Tocqueville prend pour exemple son épisode chéri, la Révolution américaine, pour dire que, comme les Américains, on aurait pu s’épargner cela. D’ailleurs, écrit-il au milieu du XIXe siècle dans son dernier livre, l’Ancien Régime et la Révolution, l’essentiel de ce que l’on considère comme des acquis de la Révolution française existait déjà avant, dans les derniers temps de l’Ancien Régime. Furet, quant à lui, écrit : « Rien ne ressemble plus à la société du temps de Louis XVI que celle du temps de Louis-Philippe », ce qui montre jusqu’où on peut aller dans l’absurde. On voit bien l’idée : la Révolution française a vraiment été du sang versé pour rien ! Mais chez Furet, notamment, la vision de la Révolution évacue totalement le peuple et son rôle dans le processus révolutionnaire.

Vous vous inscrivez donc dans la tradition qui met en avant l’idée de rupture radicale, dans la lignée de Mathiez et Soboul. En donnant une place particulière au peuple…

Absolument. Non seulement j’ai tenu à construire un récit (c’est-à-dire une histoire, dans le double sens qu’a ce mot en français), mais, surtout, que ce récit entremêle à la fois les grandes voix, celles des assemblées et de leurs orateurs – qui manient une langue souvent extraordinaire, fort belle – et celle du peuple. Ces dernières sont plus difficiles à saisir parce qu’évidemment il y a moins de sources. Peu de gens du peuple ont tenu un journal pendant la Révolution. On trouve quand même des choses formidables. Il existait à l’époque l’équivalent des Renseignements généraux, qui se dénommaient alors des « observateurs » et restituaient le langage, le parler, les revendications et les colères de la rue. Il existe ainsi deux gros livres où leurs écrits sont rassemblés. Et Pierre Caron a écrit les Massacres de septembre [1792, NDLR], publié en 1935. Ce même historien a aussi fait en plusieurs volumes un Paris pendant la Terreur : rapports des agents secrets du ministre de l’Intérieur, qui date de 1910. Mais c’est rare. Donc il n’était pas aisé pour moi de restituer le langage du peuple. Toutefois, un autre langage du peuple est très éloquent et beaucoup plus abondant : c’est celui des délégations et des adresses aux assemblées et, plus particulièrement, à la Convention. En effet, il faut bien avoir à l’esprit qu’en dehors de quelques grands orateurs, ce sont très majoritairement des gens de la campagne, des quartiers, des sections, qui arrivent alors à Paris et s’adressent aux élus. Il y avait là un sténographe – ce qu’on ne trouvait pas dans les clubs – et des journaux, comme le Moniteur, publiaient les minutes de ces débats. C’est d’ailleurs pour cela que l’on peut dire qu’il y a une vraie part de démocratie directe dans le fonctionnement conventionnel, à la différence du système électoral, qui n’est pas du tout représentatif du peuple. Mais la présence du peuple se trouve dans les tribunes et dans les délégations, ce qui crée quelque chose qui s’apparente à ce que nous appelons la démocratie directe. J’ai cherché aussi à ce que ce travail ne soit pas une histoire trop parisienne, parce que 85 % des Français vivent alors à la campagne. Le rôle des paysans, assez compliqué à déterminer, a été immense au début de la Révolution. Si, en 1789, les nobles ont décidé d’abandonner leurs privilèges, ce n’est pas par grandeur d’âme, c’est simplement parce qu’il y avait le feu ! Il fallait faire quelque chose ! Et il y a eu d’immenses jacqueries très durement réprimées. Toutefois, ce qui s’est passé dans les grandes villes est extrêmement important, à Lyon et à Marseille en particulier. J’ai donc essayé à la fois de comprendre et de rendre la grande différence, par exemple entre Lyon et Marseille, qui correspond d’ailleurs bien à l’image que l’on a de ces deux villes. Lyon connaît une vraie réaction se terminant par la levée d’une armée confiée à un général royaliste. Et Marseille, au contraire, connaît une révolte très puissante avec les sections marseillaises qui pratiquaient une forme radicale de démocratie et ne voulaient pas entendre parler d’un pouvoir central. Marseille a toujours été en pointe dans la Révolution. C’est « la Marseillaise », quand même, pas « la Bordelaise » !

Pourquoi vous être limité à la période 1789-1794 ?

Je m’arrête en effet à Thermidor parce qu’ensuite, c’est une autre histoire. Ce qui ne veut pas dire que la Révolution se termine à ce moment-là, au moment de la « réaction thermidorienne ». Mais débute alors une autre histoire. Je pense d’ailleurs qu’aucune des dates n’est vraiment la bonne. Mais arrêter à la fin de la Convention thermidorienne n’a pas grand intérêt parce que le passage au Directoire est, je dirais, « tout mou » : les conventionnels y ont veillé en se faisant réélire, pour un gros tiers en tout cas, à la différence des élus de la Constituante, qui avaient décidé qu’aucun d’entre eux ne serait rééligible. Ce n’est donc pas une rupture. De même, le 18 Brumaire [1799], le coup d’État de Bonaparte est-il vraiment la fin de la Révolution ? Le Directoire était alors en décrépitude complète, gangrené par la corruption. Là encore, ce n’est pas vraiment une rupture. Non, je trouve que la seule vraie rupture, c’est Thermidor. Essentiellement parce que, ensuite, l’incandescence révolutionnaire a disparu ! La seule fin logique aurait été bien sûr 1815 et la chute ultime de l’Empire… Mais je ne me voyais pas entreprendre une histoire de la Révolution et de l’Empire ! J’ai donc arrêté à Thermidor. Et sans vouloir me situer dans la lignée des grands ancêtres – loin de moi cette idée ! –, Mathiez fait pareil, même s’il a écrit ensuite la Réaction thermidorienne, que j’ai réédité à La Fabrique en 2010, mais qui est dans un style tout à fait différent de son histoire de la Révolution en trois tomes. De même, Michelet, l’autre grand historien de la Révolution, qui écrit en plein XIXe siècle, s’arrête à Thermidor lui aussi. C’est parce qu’il y a une vraie logique : le sens du 9 Thermidor, c’est vraiment la fin de quelque chose ! Michelet l’écrit d’ailleurs et je le cite : « Dans les dernières lignes de son grand livre, un enfant emmené par ses parents au théâtre, peu après Thermidor, s’étonne de voir à la sortie des gens en veste, chapeau bas, disant aux spectateurs sortant : “Faut-il une voiture, mon maître ?” L’enfant ne comprit pas ces mots nouveaux. Il se fit expliquer et on lui dit seulement qu’il y avait eu un grand changement par la mort de Robespierre. » Cela dit bien Thermidor !

Après trois décennies durant lesquelles l’idée de révolution, de rupture radicale, a été déconsidérée, il semble aujourd’hui qu’elle soit en train de redevenir un désir, voire une nécessité, pour beaucoup de gens. Votre livre est-il un plaidoyer pour cette idée ?

Certainement. Beaucoup rient ou ont ri de ceux qui croient qu’il pourrait se passer quelque chose. Ce n’est pas mon cas : je ne ris pas de l’idée qu’il va se passer quelque chose – et non pas qu’il doit se passer quelque chose, car il faut faire attention à la téléologie et se défaire du déterminisme historique. Mais je pense que les « idéologies des fins » (fin de l’histoire, fin des utopies, etc.) vivent actuellement leurs derniers jours, voire qu’elles sont peut-être déjà mortes. Cela ouvre donc le champ à une nouvelle pensée de la rupture. Nouvelle parce qu’il s’agit à la fois de ne pas ignorer l’histoire et de ne pas en être prisonnier. Je pense qu’il n’y a aucun précédent de ce qui va arriver ou risque d’arriver. D’ailleurs, les mots manquent : si on dit « on va faire la révolution », on sent bien que le terme n’est pas propre. Et « insurrection » non plus. C’est quelque chose de nouveau qui va se passer : comme on ne connaît pas la chose, on ne la nomme pas. Il faut se souvenir que Camille Desmoulins disait : « En juillet 1789, nous n’étions pas dix républicains ! » Mais on peut dire que ce grand chantier ouvert par 1789 sur la notion d’égalité (dont tous, Robespierre, Saint-Just, Gracchus Babœuf et sa « Conspiration des égaux ») n’est toujours pas refermé. Les mots ne seront certainement pas les mêmes, mais ce livre est un plaidoyer pour un événement, une rupture irréversible. Et je pense qu’une des questions les plus importantes, et en même temps les plus difficiles, est celle de savoir comment connaître une rupture irréversible tout en évitant le chaos. Il nous faut réfléchir aux pistes qui mènent vers une idée de rupture sans le chaos.

[^2]: Histoire de la Révolution française (2 tomes), Albert Soboul, Éditions sociales, 1962.

[^3]: La Révolution française , François Furet et Denis Richet [1965], rééd. Fayard, 1973.

[^4]: La Révolution française (3 tomes), Albert Mathiez [1922-1927], rééd. Bartillat, 2012.

[^5]: Nouvelle Histoire de la Révolution française , Jean-Clément Martin, Perrin, 2012.

[^6]: La Révolution française , Sophie Wahnich, Hachette, 2012.

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La Révolution : une idée neuve
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