Presse : fallait-il aller sur Internet ?

Fort de son succès en librairie, le trimestriel XXI publie un manifeste pour « un autre journalisme ». Laurent Beccaria dénonce notamment la conversion irraisonnée au numérique et la course à la publicité. Tandis que Patrick Apel-Muller défend le plurimédia pour une presse pluraliste.

Olivier Doubre  • 17 janvier 2013 abonné·es

Illustration - Presse : fallait-il aller sur Internet ?

La question de savoir si la presse écrite devait aller sur Internet ne saurait entraîner une réponse catégorique. C’est d’ailleurs ce type de réponse univoque qui a produit les dégâts que l’on sait. Dans la presse écrite, Internet s’est développé à partir de 1995, date à laquelle le New York Times a ouvert son site web. Or, la désaffection de la presse quotidienne était perceptible dès les années 1970, et la crise de confiance, due aussi à une certaine critique radicale, remonte au début des années 1990, à l’instar de celle développée par exemple par Noam Chomsky. Tout cela est donc bien antérieur à l’arrivée d’Internet. C’est pourquoi dire que la crise de la presse serait directement liée à l’existence d’Internet est inexact, voire faux !
Ce qui s’est produit avec l’arrivée d’Internet, c’est que l’ensemble (ou presque) des titres ont commis deux erreurs. La première est que les quotidiens ont cru, en mettant gratuitement à disposition sur Internet le contenu de l’information que leurs lecteurs payaient jusqu’alors, qu’ils allaient récupérer la publicité qui commençait à se répandre sur le web. C’est une idée qui pourrait aujourd’hui paraître absurde à un enfant de 10 ans. C’est comme si on lançait un film en salles tout en le mettant gratuitement sur Internet…

Cela paraît antinomique, mais c’est pourtant ce qu’ont fait les plus grands journaux de la planète ! On se rend compte depuis quelques années de cette erreur commise par quasiment toute la presse mondiale, puisque la publicité de type classique a plongé et ne permet plus de financer des rédactions aussi importantes que celles qui existaient jusqu’alors.
La seconde erreur, c’est que les hebdo­madaires, mais ensuite aussi les quotidiens, et finalement tout le monde, ont essayé de faire une espèce de journal permanent, illimité, sur leurs sites, sans réfléchir assez aux rythmes, aux temporalités, et à la ­complémentarité entre les deux supports. Ainsi, nous nous réveillons aujourd’hui avec la gueule de bois, puisque toutes les solutions qui ont été tentées n’ont pas fonctionné.

Pour notre part, à XXI et à la revue photographique 6 mois , on essaye de penser d’autres solutions, sans publicité (ou presque), et en redonnant la priorité aux lecteurs. C’est d’ailleurs ce que font notamment le Canard enchaîné ou Politis , et quelques autres titres dans le monde, mais aussi ce que Mediapart ou Arrêt sur images ont réussi à accomplir sur Internet. C’est une première direction, et il faut essayer de voir dans quelle mesure elle peut être intéressante et fructueuse.
La deuxième direction, c’est surtout d’essayer d’inventer du contenu journalistique à forte valeur ajoutée, liée au ­reportage, à ­l’interview, à l’image. C’est-à-dire un projet avec une forte cohérence, sans doute plus sélectif, plus mince (comparé à l’aspect pléthorique de la plupart des médias aujourd’hui), qui permette de retrouver une pertinence et une originalité par rapport à cette information gratuite du « tout-venant » accessible partout aujourd’hui, mais aussi à cette fécondité très grande – qui n’a cependant pas trouvé un modèle économique viable – qui est celle des blogs, des réseaux sociaux, des experts, et qui nourrit aujourd’hui l’immense tam-tam médiatique d’Internet.

Il fallait inventer autre chose. C’est ce que nous avons tenté et réussi avec XXI et 6 mois, dont nous allons fêter les cinq ans d’existence ! 

Illustration - Presse : fallait-il aller sur Internet ?

« Fallait-il aller sur Internet ? » Ou comment fourvoyer la réflexion nécessaire sur les difficultés de la presse… Internet est devenu un vecteur incontournable de l’information, et les journalistes – de presse écrite ou audiovisuelle – ne peuvent l’ignorer. Faut-il pour autant considérer qu’il est le seul territoire d’avenir, comme l’ont proclamé quelques prophètes de la communication ?
Les journaux, en France et dans le monde, qui ont cru résoudre leur crise en migrant vers la toile ont pour la plupart constaté que le web pouvait aussi constituer un immense cimetière de projets éditoriaux. Newsweek, qui a fait ses adieux à sa version papier fin décembre, risque de constater assez vite qu’il ne retrouvera pas ses lecteurs perdus dans son format digital, et que la publicité n’y sera pas plus rémunératrice, bien au contraire. La Tribune et France-Soir l’ont déjà éprouvé.
La conversion numérique peut donc être « un piège mortel », comme l’affirme le manifeste lancé par la revue XXI, mais faut-il pour autant s’interdire d’ajouter une nouvelle couleur à la palette d’informations produites par des équipes de journalistes rédigeant des publications originales ?

L’information numérique répond à de nouvelles fonctions et à de nouveaux usages, bouscule le paysage souvent routinier de la presse ; elle ne satisfait pas tous les besoins et ne garantit pas la qualité de l’information nécessaire aux citoyens d’un monde qui exige des décisions de plus en plus complexes. Contrairement aux illusions qui ont accompagné son avènement, elle n’est pas naturellement le territoire du pluralisme.
Les mastodontes de la communication – multinationales, opérateurs de téléphonie, moteurs de recherche… – écrasent la concurrence, butinent dans les productions des autres médias pour ne présenter qu’une figure normalisée et aseptisée de l’information. Quand des pouvoirs publics, sous Nicolas Sarkozy, poussaient la presse alternative à se cantonner au numérique, ils savaient qu’elle serait engloutie dans un océan de pensée unique.

Les enquêtes le montrent : la méfiance progresse à l’égard de l’ensemble des médias, et non seulement de la presse écrite. L’absence de pluralisme en est la cause. Quand un peuple vote à 56 % contre la Constitution européenne, que tous les médias audiovisuels prônent le « oui » et qu’il en est de même de la plupart des journaux (hors l’Humanité, Politis et quelques autres), comment voulez-vous qu’il ne sente pas qu’il y a quelque chose de pourri dans le royaume de l’information ?
La pluralité des titres ne suffit pas. Les affrontements d’idées doivent se voir, les différences d’approche se sentir, les originalités s’épanouir. Sinon, un paysage sinistre se dessine. D’un côté, des lettres d’informations – vendues fort cher – qui permettraient à une clientèle de dirigeants de disposer d’informations approfondies et hiérarchisées ; de l’autre, les imprimés gratuits – pilotés par les annonceurs – et la déferlante uniforme des sites qui dominent la toile.

Un autre journalisme est possible, c’est certain. Pas seulement dans ses formes mais aussi dans ses contenus, dans sa volonté de porter le regard – les regards ! – comme on porte le fer dans les plaies du monde. C’est un enjeu de démocratie, et les pouvoirs publics ne peuvent se dérober devant leur responsabilité d’appuyer l’économie d’une presse pluraliste en favorisant son accès pour tous.

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