Buyle brille en Breem

Alain Ade  • 21 février 2013 abonné·es

Comme plus de trois millions cent mille téléspectateurs, s’il faut en croire Médiamétrie, j’ai regardé sur France 3 mardi 29 janvier Crime d’État, le téléfilm de Pierre Aknine consacré à l’affaire Boulin. Nous sommes en 1979. À ma gauche (si j’ose dire), Robert Boulin, cacique RPR un tantinet mou du genou, sorte d’honnête homme aussi éloigné des magouilles politiques que Rocco Siffredi de l’abstinence sexuelle, présentement ministre du Travail dans le gouvernement Barre et pressenti par Giscard pour occuper le poste de Premier ministre après sa réélection inéluctable de mai 1981. En réalité, ce que VG veut, c’est barrer la route de l’Élysée au jeune loup Chirac, dont les dents rayent la croûte terrestre. À ma droite (on ne peut plus à droite, d’ailleurs), la bande du fameux Chirac, bien décidée, elle, à rappeler les règles du jeu ( « Plus c’est gros, plus ça passe » ) au naïf Boulin, lequel tempête contre ces méthodes en menaçant de révéler les dessous pas très affriolants mais très françafricains du financement du RPR.

Comment briser l’audacieux ? En faisant monter en mayonnaise médiatique une malheureuse affaire de terrain à Ramatuelle acheté par le ministre à un sympathique agent immobilier qui a bêtement oublié de prévenir qu’il a déjà vendu ces deux hectares à un premier pigeon (1). Quand je dis « bande à Chirac », je ne me contente pas d’un effet facile. S’y trouvent déjà le délicieux Charles Pasqua, forgeant là sa fameuse devise « L’affaire est dans le sac », ainsi que le charmant Jacques Foccart, monsieur « main basse sur le fric », pour paraphraser Jean Ziegler. Le chantage à l’honneur du vertueux ministre n’ayant pas, semble-t-il, les résultats espérés, quelqu’un, en haut lieu, décide d’en finir avec cette affaire compliquée en poussant Robert Boulin au suicide par noyade appuyée des deux mains dans le dos et dans soixante centimètres de flotte. Cette version tient quelques semaines, le temps de ne pas révéler que les chaussures du prétendu désespéré ne présentent aucune trace de la boue qu’elles auraient dû fouler sur le bord de l’étang ou que son visage avenant est dorénavant doté de deux fractures consécutives à sa chute dans cette eau décidément inamicale. À partir de là, deux écoles s’affrontent. Suicide ? Assassinat ? Meurtre ? Autolyse ? Crime ? Barbouzes ? SAC ? Tu parles, Charles ? Foccart, faux derche ? Boulin, boulet ? C’est parti pour trente ans.

S’agissant de personnages réels et publics, et c’est là où je voulais en venir, une fois admis que la version présentée plaide pour l’élimination pure et simple du héros, qu’elle y réussit fort bien et qu’il n’est pas de mon ressort de la contester, une des curiosités de ce téléfilm résidait dans le menu plaisir qu’il y avait pour le spectateur à comparer chaque acteur à son modèle dans la vraie vie. Je sais que l’on m’opposera immédiatement l’infantilisme de cette cinéphilie de bastringue et que l’on me rappellera avec une componction deleuzo-daneyesque que Michel Bouquet n’avait pas besoin de « ressembler » à François Mitterrand pour « être » François Mitterrand dans le film de Robert Guédiguian. Je suis entièrement d’accord. Aussi faut-il n’y voir qu’un simple jeu venant en annexe des appréciations positives ou négatives que l’on peut avoir sur un film. Certaines ont des stylos rouges mentaux, moi j’ai du papier-calque cérébral. Pour ce qui est de Robert Boulin, je passe sur le choix de François Berléand, acteur parfois bancal mais ici bankable, qui a la délicatesse de se mettre plutôt vite et bien dans la peau du personnage, et pour le coup sans doute moins dans l’imitation que dans l’incarnation intelligemment stéréotypée (bien que je regrette qu’une attention particulière n’ait pas été portée à sa coiffure).

Le Chaban-Delmas (Grégoire Oestermann) m’a paru judicieux, même si en léger déficit d’énergie, le Pasqua (Stéphane Jobert) également, bien que l’acteur n’ait fait aucun effort sur la voix, principal outil de la roublardise chez le vrai. Si je chipote sur les petites faiblesses, voulues ou négligées, de ces personnages, c’est qu’il y a, a contrario, à la fin du film, venant tout à coup crever l’écran comme une perforation de synchro, une extraordinaire Évelyne Buyle en Danièle Breem. Un petit moment de grâce, une substitution parfaite et pourtant sans ostentation. Elle surgit de la mémoire télévisuelle sur les marches du palais de justice, après l’annonce du suicide, et se prolonge en direct au journal de 13 heures d’Antenne 2. Tout y est : la coiffure choucroute, les lunettes Saint-Laurent, le chemisier pelle à tarte, le léger balancement de la tête, le ton affirmatif à peine infirmé par une émotion due à la gravité de la nouvelle, le va-et-vient millimétré du regard entre la caméra, le faux Patrick Lecocq et les feuillets dactylographiés posés sur le pupitre, l’enchaînement saccadé des portions de phrase, la petite brisure de la voix caractéristique de la journaliste, et jusqu’à l’infinitésimal instant de panique, à la fin du plateau, dans l’angoisse d’un « blanc » qui parviendrait à se glisser entre elle et le sujet suivant.

Et tout cela alors que le visage de l’actrice continue de se dessiner derrière celui du personnage. Car il ne s’agit pas, et Évelyne Buyle l’a compris, de pure ressemblance dans cette affaire, mais d’une personnification, d’une appropriation de l’autre, d’un accaparement transitoire de son âme, un peu comme des jumeaux presque parfaits sèment le trouble tout en maintenant pour chacun d’infimes signes de ses propres traits et de sa propre personnalité. Évelyne Breem-Danièle Buyle, quelle belle madeleine pour un vieil enfant de la télé !

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