La modernité juive en question

Pour Enzo Traverso, l’ancien « peuple paria » a basculé du côté de la domination conservatrice.

Olivier Doubre  • 7 février 2013 abonné·es

En 1944, en exil aux États-Unis, la philosophe d’origine juive allemande Hannah Arendt « redécouvre » – par opposition aux juifs dits « assimilés » – un autre pendant de la « modernité juive », celui de la « tradition cachée » du judaïsme « paria ». L’historien Enzo Traverso [^2] résume ainsi son trait commun : « Exclu de toute forme de citoyenneté, il redécouvre l’humanité comme catégorie universelle, transcendant les lois et les frontières politiques. […] Par conséquent, les parias sont, depuis toujours, ennemis du pouvoir, anticonformistes, rebelles, créateurs, incarnation de l’esprit critique. » Des traits que l’on peut retrouver chez Arendt elle-même, mais aussi de Spinoza à Walter Benjamin, chez ces juifs émancipés mais toujours parias, dont la « judéité s’est affranchie du judaïsme », jusqu’à incarner un « “juif sans dieu” ou juif laïque, selon la définition que Freud donnait de lui-même ».

Reprenant le découpage de l’historien allemand Dan Diner, cette « modernité juive » débute pour Enzo Traverso vers   1750 avec les débats, dans le sillage des Lumières françaises, sur l’émancipation des juifs – obtenue en France en septembre   1791. Ce qui inaugure un « processus qui, tout au long du XIXe siècle, a transformé les juifs, partout en Europe, en citoyens (à l’exception de l’Empire tsariste) ». Une accession à la citoyenneté qui remet totalement en cause la structure de leur vie communautaire, tout en faisant face dans le même temps à une « sécularisation de l’ancien préjugé religieux » judéophobe, avec l’apparition de l’antisémitisme moderne qui « accompagne toute la trajectoire de la modernité juive, comme un horizon insurmontable ». Celle-ci s’achève vers   1950, au lendemain du génocide nazi, quand « l’axe du monde juif s’est déplacé de l’Europe vers les États-Unis et Israël ». Entretemps, pendant deux siècles, nombre de juifs sont à la pointe de la création et de la pensée critique. Il suffit de citer Mendelsohn, Offenbach, Chagall, Durkheim, Zweig, Einstein, Proust, Musil, Marx, Simmel, Adorno, Trotsky, Bergson, Levi-Strauss, etc.… À la façon d’une petite enquête, Enzo Traverso va s’interroger sur les raisons qui vont mener à l’épuisement d’une telle richesse et au véritable « tournant conservateur » que l’on connaît aujourd’hui chez de nombreux juifs. Tout d’abord, le sionisme en réalisant son objectif de création de l’État d’Israël – que Hannah Arendt avait, de façon « prémonitoire », dès 1944, vue comme « l’acte de naissance d’une nouvelle catégorie de parias palestiniens »  – a irrémédiablement « changé la donne ». « La modernité juive a surgi avec la mise en question d’une oppression ancienne ; elle est incompatible avec la transformation des opprimés en oppresseurs ».

Or, en Europe et dans la plupart des pays occidentaux, si l’antisémitisme classique est désormais « publiquement stigmatisé et réprimé », il a été remplacé par une islamophobie qui, elle, « a droit de cité, dans une culture européenne dont l’héritage colonial demeure bien vivant ». Enzo Traverso, citant notamment les pamphlets d’Oriana Fallaci ou d’Alain Finkielkraut, montre combien « cette prose témoigne de la légitimation relative dont jouit l’extrême droite auprès de l’idéologie conservatrice car elles partagent le même ennemi : l’immigré, de préférence musulman ». Surtout, depuis le 11 Septembre, dans un contexte que d’aucuns veulent voir comme celui d’un « choc de civilisations », la défense de l’Occident qu’ils prétendent mener – en rappelant ses origines « judéo-chrétiennes »  – englobe désormais Israël, qui s’est lui-même construit comme « un État juif sans Arabes ». Ainsi, pour Enzo Traverso, « par une sorte d’ironie de l’histoire, Israël a mis fin à la modernité juive : le judaïsme diasporique avait été la conscience critique du monde occidental, Israël survit comme un de ses dispositifs de domination ». Enfin, la mémoire de la Shoah (comme l’a montré l’historienne israélienne Idith Zertal dans la Nation et la Mort ), véritable « religion politique » en Israël, est devenue « sa principale justification historique » et « le prétexte constamment invoqué pour légitimer ses actes ». Or, ajoute l’auteur, « l’institutionnalisation de cette mémoire » également dans nos démocraties libérales jusque dans des lois dites mémorielles « érige un culte du passé en le dissociant du présent ». L’exact contraire de ce qu’un rescapé juif d’Auschwitz comme Jean Améry y voyait, dans les années   1960 : « la critique radicale des injustices du présent ». Là encore, conclut Traverso, « la modernité juive avait mis fin à la liturgie du souvenir des communautés juives traditionnelles – et annoncé une époque de combats libérateurs inscrits dans l’histoire, une histoire commune. Cette modernité a été anéantie à Auschwitz ; la religion civile de l’Holocauste en constitue l’épitaphe ». Mais, pire, « institutionnalisée et neutralisée », cette mémoire « risque ainsi de devenir la caution éthique d’un ordre occidental qui perpétue l’oppression et l’injustice »

[^2]: Professeur de sciences humaines à Cornell University (New York). Il vient de publier un livre d’entretiens : Où sont passés les intellectuels ? , « Conversations pour demain », avec Régis Meyran, Textuel 112 p., 17 euros.

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