La riposte des circuits courts

À chaque crise de l’industrie agroalimentaire succède un mouvement d’adhésion aux réseaux de vente de proximité, dont le développement est désormais soutenu par les pouvoirs publics.

Patrick Piro  • 21 février 2013 abonné·es

Pont-de-Beauvoisin, près de Chambéry : Marie sort de la boutique Producteurs de saveur avec sa viande de bœuf pour la semaine. Ce point de vente collectif distribue les denrées d’une quinzaine de producteurs, tous de l’Avant-Pays savoyard. Son amie Isabelle en est à l’origine. Auparavant, elle vendait directement sa viande à la ferme. La boutique, que tiennent à tour de rôle les producteurs, améliore notablement le système : l’approvisionnement est plus important et varié – produits animaux, légumes, fruits, fromages, vin, spécialités locales. « Je sais d’où ça vient, je connais les producteurs, ils savent répondre à mes questions, et c’est tellement meilleur !, explique Marie. Cela fait des années que je n’achète plus rien en boucherie, et encore moins en supermarché. » Plus précisément : depuis la crise de la vache folle en 2000, date de sa rencontre avec Isabelle. Une consommatrice en perte de confiance envers la distribution classique, et une éleveuse désemparée devant le recul des ventes de viande. Marie connaît aujourd’hui près de chez elle une dizaine de producteurs ou de groupements écoulant leurs denrées en vente directe, une pratique dont la Savoie est une des grandes adeptes en France. C’est en Rhône-Alpes, entre Lyon et Saint-Étienne, qu’est né en 1978 Uniferme, premier point de vente collectif en France. « On en compte actuellement près de deux cents dans cette région, la plus en pointe dans le pays », souligne Mathilde Piotrowski, enseignante et chercheuse spécialisée dans les circuits courts à l’IUT de Saint-Étienne. Pratiques individuelles ou collectives, foires, marchés de plein-vent, vente à la ferme, livraison à gré de paniers hebdomadaires ou avec un engagement sur la durée de la part des clients (associations du type Amap), points de vente collectifs, distribution par Internet… « Au début, nous avons tenté de caractériser ces circuits courts, mais nous avons vite renoncé devant leur foisonnement, relate sa collègue Anne-Hélène Prigent-Simonin. L’important, c’est avant tout le dynamisme et l’innovation dont fait preuve ce secteur. »

Circuit « court » : mode de commercialisation où n’apparaît pas plus d’un intermédiaire entre le producteur et le consommateur. Le ministère de l’Agriculture a donné en 2009 une définition à ce vocable souple, lors du lancement d’un programme de soutien à ces initiatives de moins en moins marginales. Le dernier recensement agricole livre pour la première fois des statistiques : en 2010, 21 % des exploitants (107 000) avaient choisi de privilégier la proximité avec le consommateur pour au moins une partie de leurs productions ! Principalement dans le Sud-Est, à 50 % pour des légumes et du miel, contre 10 % pour les produits animaux, « encore minoritaires mais en développement exponentiel », signale Yuna Chiffoleau, sociologue à l’Inra. Sans surprise, il s’agit généralement de petites exploitations, ayant recours en majorité à la vente à la ferme. 10 % d’entre elles pratiquent le bio (mais bien plus hors labellisation officielle), contre 2 % dans les circuits longs. Selon le Credoc (2009), entre 6 et 7 % des familles privilégient les achats alimentaires de proximité (au marché, à la ferme, chez le producteur), « qu’il reste cependant difficile de quantifier plus précisément tant ils sont diffus », prévient Mathilde Piotrowski. Si les circuits locaux ne sont pas nés des scandales agroalimentaires, ceux-ci « ont chaque fois favorisé leur essor, sous l’impulsion des consommateurs, dont la demande est motrice, souligne Anne-Hélène Prigent-Simonin. Cependant, ces derniers ont la mémoire courte, et les crises n’expliquent pas tout. »

Si la préoccupation sanitaire finit par se diluer, la quête du goût et d’une cohérence écologique sont plus pérennes. Avec ou sans bio. Ainsi, la limitation du nombre de kilomètres parcourus par les aliments est une demande croissante [^2]. Le réseau de boutiques Biocoop mentionne sur ses étiquettes la distance de résidence du producteur. Un autre critère est bien plus présent dans les discours depuis deux ans, constate Anne-Hélène Prigent-Simonin : « faire vivre l’économie de la région et favoriser les emplois locaux », et au-delà des cercles militant contre la mondialisation. Aussi l’intérêt se focalise-t-il désormais beaucoup plus sur les circuits « de proximité », à la fois courts et locaux [^3], mais aussi générateurs de liens sociaux. Et pas seulement pour la convivialité des contacts directs entre producteurs et consommateurs. Le Réseau des épiceries solidaires, qui distribue de l’aide alimentaire à bas prix, en a fait l’expérience. « On nous signalait que des agriculteurs fréquentaient nos boutiques, de quoi nous interpeller ! », raconte Véronique Blanchot, au pôle alimentation-santé de l’association. Depuis l’été dernier, une trentaine de producteurs en difficulté, en Poitou-Charentes et en Aquitaine, ont été invités à approvisionner en produits frais onze épiceries solidaires régionales – plus de 3 000 clients par semaine. « Certains manifestent la valeur pour eux d’aider un agriculteur local en choisissant ses produits. Et, bénéfice sanitaire, la consommation de fruits et légumes a fait un bond. »

Désormais appréhendé par les statistiques officielles, bruissant d’initiatives nouvelles, le mouvement des circuits de proximité n’a rien d’une mode, confirment les observateurs. D’autant plus que les producteurs affirment aussi leurs motivations propres : retrouver des marges en sortant de la nasse des circuits longs où la très forte concurrence les lamine, redonner du sens au métier – valorisation des produits, lien avec les clients –, regagner une qualité de vie, etc. « Entre 60 et 80 % des nouveaux agriculteurs installés, surtout les maraîchers, choisissent de vendre une part importante de leur production en direct, témoigne Yuna Chiffoleau. Depuis quelques années, les pouvoirs publics en ont compris l’intérêt et les soutiennent. Les circuits courts se banalisent, ils ne sont plus étiquetés “alternatifs”. » Au point qu’il faut contrer les dérives. Même si elle est plus difficile à maquiller, la tromperie existe dans les échanges locaux, « et il faut leur imposer les mêmes exigences de transparence qu’aux circuits longs, affirme la sociologue. Grâce à des étiquetages spécifiques mais aussi à des systèmes de contrôle qui gagneraient à être collectifs et participatifs, impliquant producteurs, consommateurs et pouvoirs publics, ce que permet leur proximité. »

Une expérience de cette nature a déjà eu lieu dans la région de Grenoble de 1984 à 2011, avec l’Association développement agriculture de l’Y grenoblois (Adayg) [^4], rappelle Serge Bonnefoy, qui l’a animée : 101 communes impliquées, 70 producteurs locaux, un budget annuel de près d’un million d’euros pour développer de multiples canaux de vente directe ou assimilée, y compris en grande distribution. L’association, dont l’activité vient d’être en partie reprise par des communautés de communes du territoire, était pilotée par des représentants des pouvoirs publics, des professionnels, ainsi que les chambres d’agriculture et de l’artisanat. « La préfiguration d’une gouvernance alimentaire locale, un peu en avance sur son temps », commente Serge Bonnefoy. Il y manquait encore l’implication d’associations de consommateurs et d’intérêt collectif, qui ne manqueraient pas aujourd’hui de revendiquer une place.

[^2]: Les Anglo-Saxons ont forgé le terme « locavore » pour désigner ces consommateurs soucieux de l’impact du transport des aliments.

[^3]: Se limiter à un intermédiaire, comme sur un marché ou un site de vente par Internet, ne garantit pas une production locale.

[^4]: Le Y évoque le dessin des trois vallées qui convergent à Grenoble.

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Contre la malbouffe : Manger local
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