Comparaison n’est pas raison, mais…

Qui aujourd’hui tiendra le rôle du bouc émissaire ? Deux minorités tiennent la corde : les homosexuels et les musulmans.

Alain Lipietz  • 18 avril 2013 abonné·es

Depuis cinq ans, le monde stagne dans la crise. Comme en 1932, les gouvernements s’acharnent à réduire une crise majeure par les politiques mêmes qui l’ont provoquée. En novembre 1932, les choses bougent, avec les victoires opposées de Roosevelt et des nazis. Comparaison n’est pas raison ? D’accord, les deux crises et leurs solutions sont différentes, comme j’ai cherché à le montrer dans mon dernier livre : Green Deal, et pas New Deal  [^2]. Pourtant, les leçons de l’histoire éclairent toujours le présent. D’abord, qu’une crise ne dicte pas immédiatement un consensus sur sa solution ! En 1932, Laval en France, Hoover aux États-Unis s’acharnaient encore à réduire les salaires et les déficits publics… Quatre ans plus tard, sociaux-démocrates, staliniens et nazis seront au moins d’accord sur une régulation « planifiée » de la relance par l’investissement public. Mais en 1932, Ramsay MacDonald, premier travailliste parvenu au pouvoir au Royaume-Uni, applique une politique libérale ! Ce qui ne sera le cas ni de Roosevelt ni de Léon Blum. Pourquoi ? Parce que les victoires de Roosevelt et de Blum traduisaient électoralement une poussée du mouvement social, en particulier syndical. Rien de tel dans la France aujourd’hui. Les syndicats, empêtrés dans leurs problèmes internes, ont disparu des radars.

D’autres similitudes sont encore plus inquiétantes. La plus grave : la montée du racisme comme diversion illusoire à la colère. Ce qui est effrayant dans l’antisémitisme des années 1930, c’est qu’il contamine, au-delà de la droite et des ligues fascisantes, une bonne partie de la gauche française, anars compris. À gauche, le prétexte en est la « ploutocratie apatride », mais la cible réelle est l’immigration d’Europe centrale, dont les juifs, fuyant les pogroms. Qui aujourd’hui jouera ce rôle de bouc émissaire ? Deux minorités tiennent la corde : les homosexuels, qui ont le front de demander l’égalité, et les musulmans pratiquants (foulard, halal, ramadan), qui eux aussi affirment un droit à la « visibilité ». La première mobilisation de masse contre le gouvernement socialiste est justement celle, orchestrée par l’Église, contre les homosexuels. Quand le Primat des Gaules annonce que le mariage gay entraînera la zoophilie, on retrouve les accents « années 30 » contre « l’animalité » prêtée alors aux juifs. Toutefois, il n’est pas sûr que l’Église, gênée par sa perte de légitimité dans le domaine sexuel, et cultivant le souci du social, suive la radicalisation factieuse. Quant aux ténors de la droite, de Marine Le Pen à Borloo en passant par Fillon ou NKM, ils se font porter pâles les jours de manif. C’est que l’homophobie peut s’avérer gênante électoralement. Surtout, elle devient contradictoire avec l’autre option : l’islamophobie. L’islam est en effet un bien meilleur bouc émissaire. D’abord, l’islamisme radical est autrement plus réel que le « complot juif ». Surtout, l’islamophobie amalgame la vieille xénophobie « populaire » contre les immigrants du Maghreb ou de Turquie avec la défense de « valeurs de la France » marquées à gauche, y compris dans les professions intellectuelles : la laïcité et, bien plus récentes, le féminisme et le refus de l’homophobie. Mieux vaut attaquer l’islam comme ennemi des femmes et des homos. Et surtout de la laïcité.

Que l’islam ait des problèmes avec la laïcité (moins que l’Église, qui veut imposer à tous par la loi ses propres dogmes sexuels), c’est évident. Mais il y a péril quand une partie de la gauche rejoint la droite, habillant de « défense de la laïcité » une hostilité quasi exclusivement dirigée contre l’islam et, option facultative mais largement partagée, contre les immigrés de culture musulmane. Oubliées la laïcité selon Jaurès et la loi de 1905, qui « garantit » la liberté religieuse, oubliée la Déclaration universelle de René Cassin, qui définit cette liberté par « la pratique des rites, en privé et en public ». Après avoir chassé les porteuses de voile des établissements publics, on passe au privé avec la crèche Baby Loup, et on va bientôt traquer le voile au domicile privé des nourrices agréées…

À cette diversion religieuse s’ajoutait la plaie ultime de 1932 : la ligne stalinienne « classe contre classe » dressant les communistes contre les élus socio-démocrates, jusqu’à faire chorus avec les nazis dans la grève des tramways de Berlin, entre les deux tours des élections. J’ai une montagne de critiques contre le gouvernement Ayrault. Je suis, comme beaucoup, pour la VIe République et contre la finance et l’austérité. Mais je répugne à être pris en otage, dans une manif, par des orateurs qui dénonceront « les salopards qui ne pensent pas en français », et crieront : « Du balai ! Qu’ils s’en aillent tous ! » Tout est dans le « tous » et dans le « pas en français »… Désolé, ce n’est pas ma ligne de démarcation entre « nous et nos ennemis ». Il a fallu attendre l’assaut factieux de février 1934 pour que jaillisse des bases syndicales le beau cri : « Unité ! Unité ! ». N’attendons pas qu’il soit trop tard.

[^2]: Green Deal : la crise du libéral-productivisme et la réponse écologiste , La Découverte (2012).

Digression
Temps de lecture : 5 minutes