Mélenchon va-t-il trop loin ?

Les propos du coprésident du Parti de gauche sur Pierre Moscovici et la finance internationale ont agité le milieu médiatique. Pour Benoît Schneckenburger, Mélenchon veut seulement briser le vocabulaire du consensus, porteur de violence. Louis–Jean Calvet dénonce quant à lui des imprécations « adolescentes ».

Olivier Doubre  • 4 avril 2013 abonné·es

« Encore un dérapage ! » « Mélenchon passe les bornes ! » Que n’entend-on pas après chaque discours « cru et dru », comme aime à les qualifier le coprésident du Parti de gauche. Tactique communicationnelle pour « faire le buzz » ? Non, stratégie politique qui répond à la crise politique et sociale. Les bonnes consciences médiatiques s’insurgent lorsque des dirigeants du Parti de gauche nomment ceux qu’ils dénoncent. Ou plutôt nomment ce qu’ils dénoncent. Car, contrairement à ce qu’a pu dire François Hollande, la finance internationale a des visages. Nous ne vivons pas dans un monde virtuel et désincarné, les inégalités profitent à certains et atteignent la vie quotidienne du plus grand nombre. Une lecture matérialiste du monde nous invite à nous méfier des appellations génériques, comme « la finance » : elles masquent les processus et ne les rendent pas intelligibles. On ne comprend pas la course folle de la finance si l’on ne dévoile pas qui en profite ; qui, dans les conseils d’administration, prend les décisions ; qui, à force d’éditoriaux économiques, justifie les politiques libérales. L’argument ad hominem, concernant la personne, démystifie ce qui, sinon, resterait incompréhensible. Dans notre démocratie d’opinion, les citoyens se font leur avis politique par le biais des vecteurs d’opinion constitués par le personnel médiatico-politique. Bourdieu a mis en évidence comment se « fait l’opinion » par un personnel souvent issu des mêmes formations (Sciences Po, ENA). Depuis les années 1980, l’idéologie libérale s’est assortie d’un discours rodé sur la nécessité du consensus dans le monde politique : « There is no alternative », disait Thatcher : puisqu’il n’y a qu’une politique économique, il ne peut y avoir qu’une gouvernance.

Ce vocabulaire du consensus, avec sa novlangue, porte une violence majeure, il participe de cette « barbarie douce » dénoncée par Jean-Pierre Le Goff, qui supposerait que les victimes consentent à leur domination. Les tenants du système n’aperçoivent parfois même pas la violence cachée de leurs mots, qui sont censés ne pas effrayer : « plan social » au lieu de licenciement, « délocalisation » pour fermeture, etc. On voit pourquoi cet excellent Cahuzac a pu dire qu’il n’avait jamais « cru à la lutte des classes », ou Pujadas demander à Xavier Mathieu des excuses pour des tables renversées au lieu de dénoncer la violence faite à des centaines de familles par Continental. Du côté des classes populaires, on vise à obtenir, si ce n’est un consentement, une résignation : puisque tout le monde dit qu’on ne peut rien faire d’autre, c’est sans doute vrai ! Face à cette domination idéologique du discours consensuel, une parole forte est nécessaire. Elle permet que se dévoilent les intérêts et les connivences masqués par le discours ambiant. Elle permet que l’indignation nécessaire face à l’injustice ne se cantonne pas à une attitude morale : il faut passer de l’indignation à la résolution. La violence réelle des suppressions d’emploi ne peut s’exprimer dans les paroles doucereuses de ceux qui vivent dans la soie. Et plus Mélenchon rendra visibles les effets du système, plus on l’attaquera, lui et son discours, pour ne pas répondre sur le fond. C’est toute l’astuce de la dénonciation des prétendues attaques ad hominem.

« Je suis le bruit et la fureur, le tumulte et le fracas » : Mélenchon revendique son parler « cru et dru ». Dire qu’il y a du Robespierre en lui est un lieu commun qui doit lui plaire, lui qui s’autoproclamait, lors du congrès de son parti à Bordeaux, « tribun du peuple ». Sa volonté d’être le trublion de la gauche, sa façon d’agresser les journalistes et les politiques (traitant par exemple David Pujadas de « salaud » et de « larbin », et Marine Le Pen de « semi-démente » ), tout cela vient de culminer à propos de Pierre Moscovici : « Ma manière de parler les dérange parce que j’appelle un chat un chat et qu’un de mes camarades appelle un salopard un salopard », ajoutant que Moscovici « ne pense plus en français mais dans la langue de la finance internationale ». Inutile de multiplier les citations : Mélenchon est une grande gueule, et le système médiatique préfère les grandes gueules aux discours sérieux dispensés mezza voce. Il ne fait pas dans la demi-mesure, et sa façon de parler est une forme de communication, une utilisation des médias, qui se précipitent pour faire écho à ses imprécations. Certains portent sur celles-ci un jugement moral, condamnant les excès de Mélenchon, regrettant ses dérapages ou ses injures. Il me paraît plus intéressant de nous demander de quoi tout cela est le signe.

Grande gueule : cette expression est presque la description physique d’une réalité phonétique. Souvenons-nous de Giscard, bouche en cul-de-poule, lèvres étirées vers l’avant, susurrant ses phrases, et de Marchais, bouche largement ouverte, articulant ses voyelles à l’arrière. Deux styles, deux façons de s’exprimer qui passaient par le geste, par la voix, par la gueule justement. Pourtant, ce qu’il y a de frappant chez Mélenchon, ce n’est pas qu’il nous rappelle le style populiste de Marchais, c’est que son style verbal tranche sur son look de notable de province. Costume sombre, cravate grenat ou rouge, assortie à une rosette exhibée à la boutonnière qui ressemble fortement à la Légion d’honneur (en fait il s’agirait de l’Ordre national du mérite argentin…) [^2].

Look de bourgeois, discours de voyou : nous avons là une sémiologie qui s’apparente à un oxymore, terme dont il faut rappeler qu’il unit deux racines grecques, l’une signifiant « fin » et l’autre « niais ». Jean-Luc Mélenchon fut ministre délégué dans le gouvernement Jospin, et s’y comporta très sagement. Il est passé à une autre rhétorique, mais on a l’impression qu’il cherche à corriger le tir, à affirmer que la violence de la forme ne cache pas une vacuité du fond, à rappeler qu’il a des lettres : « Je suis plus instruit et cultivé que la plupart des petites têtes d’œuf qui m’affrontent. Je suis allé à l’école… » Qu’il soit allé à l’école, nul n’en doute, et on a alors presque envie de le consoler, de lui dire doucement : « Mais non, mon petit, tu n’es pas un cancre. » Le ton et la facture de ses interventions orales ont quelque chose d’une crise d’adolescence. Tout est là, dans cet oxymore fait homme, qui semble se débattre entre deux pulsions, sautiller d’un bord à l’autre de sa schize, hurlant d’une part « je vous hais » et murmurant d’autre part « aimez-moi ». On sait que les adolescents se construisent contre leur environnement, contre le pouvoir de leurs parents. Léo Ferré, dans « Madame la misère », évoquait ceux qui prenaient « par la main leurs colères adultes afin de ne les perdre pas ». Les colères de Mélenchon semblent pour leur part juvéniles, et l’on peut se demander contre quelle autorité parentale elles se dressent, contre qui il veut se construire.

[^2]: Ou d’un triangle rouge, insigne qui servait à identifier les prisonniers politiques dans les camps nazis et repris par Ras l’Front en 1997 en signe d’opposition au FN, NDLR.

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