Nicolas Lebourg : « Les droites en terrain commun »

Spécialiste des extrêmes droites, Nicolas Lebourg observe avec attention la radicalisation des anti-mariage pour tous, et surtout l’activisme important des groupes radicaux en leur sein.

Olivier Doubre  • 25 avril 2013 abonné·es

La nébuleuse des groupuscules d’extrême droite ne cesse de faire parler d’elle depuis quelques semaines. Focalisée autour de l’opposition au projet de loi Taubira sur le mariage ouvert aux couples de même sexe. Mais, selon Nicolas Lebourg, la porosité désormais observée entre droite et extrême droite sur cette question – comme on a pu le voir dans la manifestation du dimanche 21 avril – n’est pas forcément, à terme, une stratégie gagnante pour la droite parlementaire.

Quelle place et quelle fonction prennent les groupes d’extrême droite au sein de l’actuelle mobilisation contre le mariage pour tous, et qui sont-ils ?

Nicolas Lebourg : Ils servent d’aiguillon idéologique et d’agents d’ambiance, si j’ose dire. Ces dernières années, quand on disait « groupe d’extrême droite », on pensait au Bloc identitaire, très efficace en « agit-prop ». Là, ce sont des courants plus traditionnels et des groupes qui avaient choisi Bruno Gollnisch contre Marine Le Pen lors de la course entre les deux frontistes. On peut citer par exemple les Jeunesses nationalistes, emmenées par les anciens gollnichistes Yvan Benedetti et Alexandre Gabriac. Ce mouvement néofasciste est un satellite de l’Œuvre française, fondée par un Pierre Sidos qui n’a jamais vraiment varié dans cette ambition qu’il s’était donnée il y a quelques décennies : « Séparer la synagogue de l’État. » Certains groupes, comme le GUD, profitent de l’occasion pour essayer de susciter un intérêt médiatique sans commune mesure avec leur surface militante. Cela avait bien fonctionné avec les manifestations pour l’école libre en 1984 : attirer à soi des éléments de droite radicalisés par l’opposition au gouvernement de gauche.

L’homophobie, ou du moins l’opposition aux revendications en faveur des droits des minorités sexuelles, est-elle ancienne au sein des branches les plus réactionnaires de la droite et des diverses tendances de l’extrême droite ? Comment celles-ci s’expriment-elles traditionnellement sur cette question ?

Il y a deux poncifs : l’extrême droite réactionnaire homophobe et l’extrême droite fascisante avec une esthétique gay-friendly. En fait, il faut déjà savoir si les intéressés considèrent l’homosexualité comme une question politique. Le FN est un parti qui compte une part très notable de gays dans sa direction. Il est vrai que ces arrivées, surtout consécutives à l’ascension de Marine Le Pen, ont heurté divers nationaux-catholiques, qui sont partis, entre autres, à cause de cela. Mais les Le Pen, par exemple, ne sont ni fascisants ni homophobes. Ils rejettent le communautarisme gay mais se fichent de l’orientation sexuelle des individus. Là dessus, ils sont même nettement en retrait d’une bonne part de leur base. Pour une grande partie de l’extrême droite traditionnelle, le rejet du mariage pour tous n’est d’ailleurs pas réductible à l’homophobie : il s’agit d’affirmer une conception holistique de l’individu, de proclamer que, si la liberté est reconnue dans la sphère intime, le lieu public doit porter des valeurs qui ne sont pas celles de l’individualisation des droits mais du rattachement de la personne à des normes qui la dépassent.

Peut-on parler de « porosité » entre la droite parlementaire et l’extrême droite dans cette mobilisation ?

On pourrait les appeler « les psys de service ». Ils viennent servir de caution scientifique, et donc morale, à l’homophobie des anti-mariage pour tous. Comme c’est la filiation qui dérange, c’est sur le terrain de l’homoparentalité qu’on est allé chercher. Parmi eux – défenseurs de l’enfant considéré comme « cobaye » d’une « expérimentation » –, on trouve les psychanalystes Jean-Pierre Winter et Claude Rabant, invités par France Culture à débattre sur le thème : « Le complexe d’Œdipe est-il soluble dans l’homoparentalité ? » (26 septembre 2012), mais aussi le psychanalyste Michel Schneider et le pédiatre Aldo Naouri. Dans Psychologies Magazine, celui-ci, « défavorable à l’homoparentalité », n’hésite pas à décréter que les couples qui « tournent le dos à la procréation » font de l’enfant un « objet de consommation ». Plus grave, il apparente la souffrance « des enfants ayant eu des ascendants homosexuels » à celle « d’enfants victimes d’inceste » : « Dans les deux cas, il y a altération de la notion de différence », assène-t-il. « Le milieu psychanalytique est dans un état d’indifférence et de méconnaissance grave face à ces problèmes », prévient pourtant l’historienne Élisabeth Roudinesco (les Inrockuptibles). Elle renvoie à une pétition lancée en novembre 2012 par les psychanalystes Olivier Douville et Laurence Croix pour refuser « l’instrumentalisation » : « Rien dans le corpus théorique et dans notre pratique clinique ne nous permet de nous opposer à ce projet de loi. » Et d’ajouter que la psychanalyse ne doit pas être utilisée de manière « prédictive ».
Au moment de la crise de succession à l’UMP, la droite française n’avait plus de colonne vertébrale idéologique, elle était ouverte aux quatre vents. On pouvait également constater une porosité entre les électorats sur les thèmes de l’extrême droite. Cette confluence qui se cherchait, mais qui ne parvenait pas à trouver un thème de fixation, a pu commencer à se cristalliser contre le mariage pour tous. C’était impossible sur des thèmes comme la sortie de l’euro, qui avaient marqué la césure entre droites et FN en 2012. Là, on voit que si elles sont en désaccord sur le libéralisme économique, toutes les droites peuvent converger dans la dénonciation du libéralisme culturel de la gauche. C’est important pour elles d’avoir enfin trouvé un terrain commun, même si les thèmes sociétaux en général ne sont pas surdéterminants pour le vote. Certains peuvent être tentés de construire un bloc négatif où le libéralisme culturel et la société multiculturelle seraient assemblés, une sorte de rencontre entre « la Manif pour tous » et le débat sur la « burqa ». Ce qui est ironique est que c’est d’ailleurs plus grâce à l’agitation de l’extrême droite radicale, qui récuse jusqu’au principe des élections, qu’à l’action des partis parlementaires que sont le FN et l’UMP.

La droite traditionnelle n’exploite-t-elle pas actuellement la virulence des groupes catholiques ou « identitaires » les plus radicaux sur la question du mariage pour tous ? À l’inverse, ces derniers ne bénéficient-ils pas d’une certaine indulgence de la droite parlementaire ?

De ce front antilibéral, on peut penser que les électorats et les hommes politiques de l’UMP et du FN déduiront une plus grande légitimité à se rapprocher. Pour Gilbert Collard et Marion Maréchal-Le Pen, implantés dans de bonnes circonscriptions, cela peut être utile. Néanmoins, bâtir une dynamique structurelle là-dessus sera une gageure. Les résultats nationaux de Philippe de Villiers ou de Christine Boutin ont montré que, dans une société aussi sécularisée et laïque que la nôtre, un positionnement d’ordre moral n’est pas payant. Les droites peuvent s’appuyer sur cette dynamique pour fluidifier les reports de vote, mais, si elles tentent un repli idéologique sur une base aussi fragile, ou tentent de lancer un énième machin organisationnel, elles risquent d’être confrontées à l’évidence qu’une niche sociologique très motivée ne fait pas une majorité électorale, et peut même faire perdre les élections. Pour le FN, le paradoxe est que les tenants d’un rapprochement avec les droites au sein du Rassemblement Bleu Marine peuvent se sentir autant renforcés que les partisans d’une réentente avec les autres formations d’extrême droite. Comme si, péniblement, événement après événement, le FN parvenait à reprendre sa position d’avant la scission mégretiste de 1998-1999.

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L'inquiétante dérive de la droite
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