Scripted reality : l’affliction télévisée

Après les chaînes privées, le « réel scénarisé » s’est invité sur le service public. À moindre coût, dans un mélange des genres honteux, justifié par de bonnes audiences et les restrictions budgétaires.

Jean-Claude Renard  • 16 mai 2013 abonné·es

Choix de programmation ou conséquence de budgets limités ? En tout cas, le produit est stupéfiant de pauvreté. En témoigne cette querelle de voisinage qui tourne mal dans un village paisible des Pyrénées-Orientales. Jean-Baptiste reçoit une balle et tombe à terre, mortellement touché. « C’est par un matin d’hiver que tout commence, trois mois plus tôt », dit une voix off. Retour sur un couple qui attend son premier enfant. Un couple heureux. Face caméra, sur fond bleu, Adeline exprime son bonheur. À l’extérieur, Jean-Baptiste plaisante avec son voisin. Leurs femmes sont devenues confidentes. Toujours devant l’objectif, elles livrent leurs confessions. Au tour de la voisine, seule cette fois, de raconter sa maternité manquée, d’évoquer « un sujet sensible dans le couple ». Après quoi, rivalité, infidélité, jalousie, déception. Jusqu’au moment fatal. Le toutim de la mièvrerie.

Sous-titré le « polar du réel », appuyé sur un fait divers, « Si près de chez vous », diffusé quotidiennement sur France 3 en début d’après-midi, alterne ainsi des témoignages directs, des scènes et une voix off qui se veut pédagogue. Le tout bercé d’un accompagnement musical bien ronflant. Changement de chaîne, même bas de gamme. Sur France 2. « Le jour où tout a basculé », également diffusé dans l’après-midi, est présenté ainsi : « À la suite d’un événement imprévu, des hommes et des femmes ont vu leur vie bouleversée pour le pire et le meilleur. » Un programme produit par Julien Courbet, formé au privé, de NRJ à TF1, passé au service public en 2008, sous l’ère Carolis. À nouveau des embrouilles de famille, de couples déchirés, des histoires de violences conjugales, de difficultés financières, de viol encore. Du spectaculaire et du voyeurisme. Des programmes visibles sur TF1 aussi, avec « Au nom de la vérité », et sur M6, avec « Face au doute ». Voilà ce qu’on appelle la « scripted reality »  : du réel scénarisé (à croire que ça sonne mieux en anglais). À chaque numéro son récit complet, en vingt-quatre ou quarante minutes. Où tout est faux (et sonne faux). Où tout est vrai puisque inventé. Ou peut-être l’inverse. Au bord du reportage, au bord de la fiction et du magazine. Au bord de la téléréalité et de la sitcom. Dans le mélange des genres. Tourné médiocrement, a minima, monté rapidement (en deux jours). Interprété a minima également, avec des comédiens surjouant, surlignant toute situation, tout sentiment. Des programmes arrivés sur le service public en 2012. Qui ont l’avantage de coûter entre trois et douze fois moins cher qu’une fiction, une série ou un documentaire, un numéro ne dépassant pas les 38 000 euros. Soit une télévision low cost. Et avec à la clé, malgré tout, des scores intéressants en termes d’audience, jusqu’à 700 000 téléspectateurs en plein après-midi (moment creux), entre deux tranches de publicité. Non content de faire du chiffre avec si peu de moyens engagés, un producteur comme Julien Courbet estime « faire travailler 1 700 comédiens » et avoir droit aux subventions du Centre national du cinéma (CNC). Après tout, « Faites entrer l’accusé » est bien subventionné par le CNC !

Reste que ces programmes sur France Télévisions sont loin de répondre aux missions du groupe public, sinon à vouloir remplir l’obligation d’un quota de « créations » (16 %). En octobre dernier, sur France Inter, Aurélie Filippetti déplorait la présence de ces programmes sur France Télé, soulignant que « la scripted reality n’a pas sa place sur le service public parce que ce n’est pas un type d’émission de qualité qui correspond aux objectifs du service public ». À juste titre. À cela près que le service public risque de se réfugier derrière ses restrictions budgétaires pour en justifier le choix, au détriment d’une fiction ou d’un documentaire de qualité. Or, le ministère de la Culture a annoncé début mai une nouvelle baisse de 2 % de la dotation de l’État. Le téléspectateur n’est pas près d’en finir avec ce fameux jour « où tout a basculé ».

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