La Révolution : pour ou contre Furet ?

Les interprétations de la Révolution française continuent de diviser la gauche. Christophe Prochasson souligne les apports de François Furet dans le contexte de son époque. Sophie Wahnich critique les thèses furetiennes pour mieux actualiser notre regard sur la Révolution française vis-à-vis des événements présents.

Olivier Doubre  • 13 juin 2013 abonné·es

Illustration - La Révolution : pour ou contre Furet ?

Au beau milieu des années 1960, deux historiens trentenaires, François Furet et Denis Richet, mirent les pieds dans le plat. Avec un certain sens de la provocation qui en irrita plus d’un, ils publièrent une nouvelle histoire de la Révolution française qui fit grand bruit. Le scandale vint d’un mot, « dérapage », dû à Denis Richet. Les majestueux idéaux de 1789 n’avaient-ils pas été durablement ternis par les crimes de la Terreur ? Les tenants de la lecture traditionnelle de la Révolution, d’Albert Soboul à Claude Mazauric, communistes et héritiers d’une interprétation tout à la fois jacobine et marxiste des événements, s’inquiétaient d’un tel livre qui mettait en péril un héritage presque sacré.

Ils avaient tort, car ce premier texte important sur la Révolution signé par Furet paraît aujourd’hui inscrit dans une lignée historiographique encore bien proche de l’histoire communiste de la Révolution. Le livre atteste que l’historien n’avait pas encore tout à fait rompu avec la culture communiste qui avait bercé son engagement dans les rangs du « Parti », quitté par lui à la fin des années 1950. C’est plutôt au tout début des années 1970 que Furet proposa véritablement une nouvelle interprétation de la Révolution qui fit de lui le grand adversaire des historiens communistes et de leurs proches. L’incendie fut allumé par un article retentissant publié dans les Annales, la plus rayonnante des revues d’histoire française, brutalement intitulé « Le catéchisme révolutionnaire ».

La rupture furetienne s’y opère à trois niveaux et s’exprima davantage encore en un autre livre, à fort écho, publié en 1978 : Penser la Révolution française. Le premier renvoie à la volonté de Furet de comprendre la Révolution avant tout comme un événement politique. Inspiré par une historiographie américaine qui s’était développée dans les années 1950, notamment autour d’Alfred Cobban, l’auteur de Penser la Révolution française conteste la thèse dominante, au reste partagée par l’historiographie communiste et l’historiographie libérale du XIXe siècle : la Révolution ­française serait une « révolution bourgeoise » dont le dieu caché était la lutte des classes.

Le second volet de la rupture tient à l’une des formules querelleuses dont Furet avait le secret et le goût : « La Révolution française est terminée. » Selon lui, elle l’est à deux titres. D’abord comme processus historique : depuis la fin du XIXe siècle, les Français s’accordent sur leurs institutions. Elle l’est aussi comme référence : son actualité politique est dépassée. Ceux qui y font encore référence se leurrent sur la puissance de son mythe.
Furet eut donc à l’endroit des acteurs de la Révolution une attitude sans rapport avec l’héroïsation dont ­plusieurs d’entre eux bénéficiaient. Ni Robespierre, pour lequel ses jugements furent d’ailleurs plus tempérés qu’on le dit souvent, ni Saint-Just ne suscitaient chez lui ­d’émotion ­particulière. Mirabeau, en revanche, lui valut quelques pages lucides mais compréhensives. Furet pensait au reste que la Révolution n’avait accouché d’aucun « grand homme ». C’était, disait-il, l’événement lui-même qui était « grand ».

Peu « célébrateur » de tempérament, Furet n’en a nullement été pour autant un ennemi de la Révolution. Bien au contraire. Il voulut simplement y pénétrer avec les perspectives critiques dont les historiens ne doivent jamais se défaire et auxquelles cependant, souvent, face à la Grande Révolution, nombre d’entre eux renoncent. Plus que de s’émouvoir face à elle, au risque d’en brouiller le sens derrière les larmes nées d’une sensibilité dépourvue d’intelligence, il convenait de la penser pour mieux la retrouver. 

Illustration - La Révolution : pour ou contre Furet ?

Lorsque François Furet écrit avec Denis Richet son manuel en 1965, il est au cœur du mouvement antitotalitaire et produit une critique à la fois politique et historiographique de ses anciens amis communistes. Il montre que l’événement révolutionnaire est une conjonction de mouvements multiples et non un processus homogène unifié, à juste raison. Puis, il se saisit des arêtes vives du débat intellectuel, la critique sartrienne de l’orthodoxie marxiste, l’histoire froide de Levi-Strauss, pour inventer l’idée que la Révolution est devenue un objet froid. Cette hétéro­doxie ­historiographique serait salutaire pour le mouvement des idées si elle ne se figeait pas in fine en nouvelle orthodoxie dans Penser la Révolution française (1978), où il est déclaré que « la Révolution française est terminée », entendez qu’elle ne peut plus faire débat au sein de la société française. Elle se trouve bientôt réduite à un héritage institutionnel quand l’irruption du peuple révolutionnaire est traitée sous la figure du « dérapage ».

Un pas est cependant franchi dans la deuxième séquence de la guerre froide, avec la notion de « matrice des totalitarismes ». François Furet est alors proche d’un Isaiah Berlin, qui avait fait de la Révolution française l’héritière d’une liberté autoritaire inventée aussi bien par un Rousseau qu’un Helvétius, et reprise ensuite aussi bien par un Fichte que par un Joseph de Maistre. Le confusionnisme entre Lumières et Contre-révolution était inauguré, nous n’en sommes malheureusement pas sortis.

L’enjeu politique au moment du bicentenaire est de taille. Fustiger l’historiographie dite jacobine permet alors de promouvoir la deuxième gauche rocardienne. Elle élabore ses points de vue au sein de la Fondation Saint-Simon, créée en 1982 par François Furet et présidée par lui, et les diffuse dans le magazine le Nouvel Observateur.

Les antitotalitaires se sont alors scindés en deux courants. Du côté gauche et libertaire, ceux qui veulent être à la fois antitotalitaires et anticapitalistes, et faire de l’utopie un mode de pensée capable d’empêcher la répétition des horreurs du XXe siècle. La Révolution française fait alors partie de ces utopies inachevées. Du côté de la deuxième gauche libérale, ceux qui prônent une irrémédiable adaptation au capitalisme. Ils affirment vouloir défendre une démocratie supposée apaisée et nouée au libre développement du marché, refusent toute démarche utopique. Toute pensée de transformation radicale est alors présentée comme potentiellement totalitaire par ce courant. C’est dans ce contexte que la fabrique d’une transmission de la Révolution française comme objet de dégoût et de danger s’est emballée.

Or, au regard de la crise de 2008 d’une part, des printemps révolutionnaires et de leur sillage d’autre part, une histoire de la Révolution qui viserait comme celle de cette deuxième gauche à ce que rien ne change est devenue inactuelle. Il faudrait au contraire reprendre cette histoire du côté d’un laboratoire de questions quasi anthropologiques sur le vécu des crises prérévolutionnaires, le vécu des acteurs révolutionnaires. La Révolution française comme lieu de savoirs politiques pourrait nous aider à assumer l’incertitude de mouvements discontinus et contradictoires, faisceaux de désirs utopiques fragiles dont sont faites les revendications démocratiques à l’état renaissant. « Ramener la foi en l’impossible », disait Edgar Quinet.
Peut–être de ce fait n’y a-t-il plus à être pour ou contre François Furet, mais simplement à affirmer que la période Furet est historiquement terminée.

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