L’avenir radieux des coco-locataires

Le communisme n’est pas derrière nous, il est plutôt devant nous, façon jardin communautaire, partouze en ligne ou joyeuse maisonnée d’octogénaires.

François Cusset  • 11 juillet 2013 abonné·es

Communisme est un mot qui ne fait plus peur, ou presque. En tout cas, il suffit de le prononcer pour se retrouver pris, non pas entre le marteau et l’enclume (ou la faucille), mais entre les bien-pensants et les bons vieux réacs, des fâcheux différents mais qui conspirent à vous en dégoûter : ceux-là vous le réduisent à un cocktail nauséeux de lieux communs et de gentillesses sirupeuses (moi qui croyais que le marxisme humaniste avait été occis à l’aube des années 1960 par Althusser et ses jeunes loups…), tandis que ceux-ci vous rétorquent qu’à moins d’être pure fiction, le mot communisme doit bien être assigné à des expériences historiques qui tournèrent au fiasco qu’on sait – allez dire que l’URSS n’était plus communiste dès 1921, et vous en avez pour la nuit à vous justifier. Et la seule alternative à ce triste étau – surtout ne pas dire « troisième voie » – consiste en une surenchère conceptuelle très en vogue, qui anime les sociétés de discours et les cafés de la jeunesse militante, mais qui, à force de mots, révèle vite son autosuffisance théorique et son impuissance sociale. C’est le communisme comme « Idée », chez le farceur slovène Slavoj Zizek, comme « Hypothèse », chez le métaphysicien mao Alain Badiou, ou ailleurs comme subjectivation, métarécit, ou « Esprit » – ailleurs certes, mais toujours chez des penseurs très blancs, très mâles, et très de chez nous.

À ce regrettable état de fait, et alors que le souffle de vie ou le fantôme historique nommé « communisme » paraît agiter à nouveau des foules d’insurgés sur les cinq continents, je propose, en toute modestie, d’y remédier en explorant trois pistes concrètes. Trois modes de mise en commun déjà bel et bien là, qui sapent plus sûrement l’individualisme marchand que les rhétoriques échevelées, et offrent ainsi à notre vieux communisme (qu’on le dise né à Sparte, en Mandchourie, ou chez Gracchus Babeuf) un horizon possible, largement désobstrué. Première piste : la réappropriation collective des espèces, de la nature, de l’environnement et des richesses du sous-sol. Utopie d’écolos radicaux, m’objecterez-vous, mais qui n’en a pas moins valu à l’écolo-communiste Elinor Ostrom un prix Nobel d’économie (en 2009), à des mots tout bêtes comme « terre » ou « ressources » de se voir affublés d’un adjectif possessif pluriel qu’on n’osait plus employer (notre, nos), et à plusieurs pays d’Amérique du Sud de se retrouver sous la houlette de régimes enclins à resocialiser ce qui avait été privatisé – la Bolivie d’Evo Morales ou l’Équateur de Rafael Correa. Bon, ça, on connaît à peu près. Deuxième piste : l’échange sexuel, la rencontre des corps, la jouissance à deux ou plus. Eh si : trouver un partenaire de jeu sur un site de rencontres, sans payer (ni le site ni un corps payant), et en harmonisant collectivement besoins et ressources, contre la misère sexuelle et l’acte tarifé, ça se rapproche d’un communisme libidinal – qui adviendra pour de bon quand on mettra en rapport, à plus vaste échelle, les hommes seuls des régions ouvrières de Chine et les veuves refaites des côtes de Floride, mais on attend encore le Lénine de cette révolution-là.

Enfin, troisième piste, sans doute la plus sérieuse : le troisième âge. Là, je sens que vous lâchez, et prenez votre serviteur pour un débile léger. Or, voilà bien un communisme empirique, fait de matérialisme historique et de nécessité économico-affective, et non pas d’idées ni d’obscurs traités. Car, dans un avenir proche, les vieux que nous serons, en butte à des retraites plus que chiches, à une récession structurelle, et à l’anomie désespérante du cauchemar néolibéral, n’auront d’autre choix que d’habiter ensemble, de se prendre collectivement en main, communauté post-hippie ou simple appartement de colocataires, solutions pratiques et cocasses tellement préférables à la solitude miséreuse ou au mouroir médicalisé. Oui, les colocs de demain, armée de communistes de l’existence prêts à renverser la fatalité individualiste, seront des seniors plus ou moins frais, qui partageront leur loyer, leur frigo, leurs problèmes de prostate ou de cardio, et peut-être leur vision du monde. Et on peut même rêver : ce qui relèvera chez eux, chez nous, de la nécessité objective pourrait bien donner des idées à leurs cadets et inspirer aux générations suivantes un projet politique – qui s’ébauche déjà dans les habitats solidaires et multigénérationnels de l’Espagne en faillite ou de l’Inde sans le sou. Conclusion : le communisme n’est pas derrière nous, piètre suite de spectres et d’échecs sanglants – car ces derniers ne méritent pas ce beau nom –, il est plutôt devant nous, façon jardin communautaire, partouze en ligne ou joyeuse maisonnée d’octogénaires. Et ne comptez pas sur les bureaucrates ou les élus qui nous gouvernent pour défricher ces trois pistes-là, trop occupés qu’ils sont à ne pas froisser le capitalisme financier : faites-les advenir vous-mêmes, je veux dire nous-mêmes, sans attendre les calendes grecques. Et si ça ne marche pas, ça sera toujours moins gris que les survies soviétiques ou le purgatoire néolibéral du moment. Moins gris, et peut-être même plus marrant.

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