« Une attaque contre l’État de droit »

Face aux dérives populistes, Henri Leclerc plaide pour un retour aux règles de la justice.

Olivier Doubre  • 26 septembre 2013 abonné·es

Infatigable militant des droits de l’homme, Henri Leclerc est une conscience humaniste. L’une de celles qui se font rares aujourd’hui. Il fustige ici les dérives populistes et entorses aux grands principes du droit observées dans l’actualité récente, à propos des Roms, de l’affaire du bijoutier de Nice ou des tribunaux pour les étrangers dans les aéroports.

Que vous inspire le fait de voir des élus de la République soutenir le geste d’un commerçant qui s’est fait justice lui-même ?

Henri Leclerc :  Tout d’abord, cela n’a rien de nouveau, mais c’est surtout une réaction totalement démagogique. Ce qui me paraît particulièrement grave, c’est que ces élus oublient qu’ils doivent aussi être des pédagogues, notamment pour ce qui concerne la règle de droit et sa fonction dans la société. Il est pourtant évident qu’il faut réagir en termes de droit face à des gens qui manifestent une réaction sur le mode des sentiments, de l’émotion. En outre, le fait que ces élus attaquent les juges [qui ont mis le commerçant en examen pour homicide volontaire, NDLR] est une absurdité. Je ne connais pas un juge qui ne doive prendre, dans une telle affaire, la décision prise par ses collègues en charge du dossier. Ce qu’ont fait les juges, c’est dire a priori, sans même examiner les circonstances, que la personne qui a commis cet acte est passible du droit. Outre le fait qu’elle est absurde, l’attitude de ces élus revient à revendiquer la fin de l’État de droit. C’est extrêmement grave, bien plus grave que les attaques d’un mouvement populaire qui exploite les sentiments de ras-le-bol et les peurs. Même si l’on peut comprendre ces sentiments, au demeurant, il reste que le droit, c’est le droit. Et que le droit, c’est compliqué ! À la fin de cette affaire, ce bijoutier sera – normalement – jugé par une cour d’assises. Où les jurés sont tout-puissants. Ils ont en effet la possibilité de dire que cet homme n’est pas coupable en dépit des actes qu’il a commis. Et on ne peut rien contre cela ! C’est le jugement populaire. C’est pourquoi cette affaire doit être soumise à la justice, à un débat contradictoire, avec le risque, certes déplorable, que des jurés populaires absolvent la légitime défense. Ce qui est déjà arrivé, je l’ai vu à plusieurs reprises.

Aujourd’hui, on va instituer des tribunaux d’exception directement dans les aéroports pour juger les étrangers arrivant illégalement sur le territoire. N’est-ce pas là aussi le signe d’une République bafouée ?

Thierry Lévy, avocat pénaliste, ancien président de l’Observatoire international des prisons, analyse la réaction des élus niçois.

« On sait bien qu’il existe dans ce pays toute une frange d’hommes politiques qui, depuis des années, surfent sur la question de la sécurité pour gagner des voix flottantes. C’est très ancien. […] Ce fait divers est un événement qui ne contient en lui-même aucune signification. Ce qui est plus surprenant, c’est l’agitation autour de cette histoire et le fait qu’elle devienne un événement auquel on voudrait attacher un sens politique. […] Mais cela se passe à Nice ! C’est-à-dire une ville où, de tradition, les élus entretiennent des liens étroits avec les délinquants, à condition que ce soit de la délinquance financière. Nice a cette tradition ancienne de consanguinité avec la délinquance. Ce n’est donc pas étonnant que des hommes politiques prennent fait et cause contre des juges qui, naguère, ont eu à leur égard ou à l’égard de leurs amis des comportements qu’ils n’appréciaient pas. »

Oui, bien sûr ! Cette idée de tribunaux excentrés étant amenés à statuer pratiquement dans des locaux de police, même s’il est inscrit « tribunal » au-dessus de la porte, est évidemment tout à fait contraire à ce que devrait être la fonction judiciaire elle-même. Au fond, en ce qui concerne les étrangers, cela traduit – ici aussi – le reproche fait aux juges de dire le droit, d’examiner scrupuleusement les situations juridiques et de se détacher complètement des exigences d’un ordre public que certains souhaiteraient voir au-dessus de la loi. Dans ces conditions, pourquoi ne pas mettre directement des tribunaux dans les prisons ou les commissariats de police ? Ici, il est évident que les étrangers n’ont pas tout à fait les mêmes droits que les autres ! Ces tribunaux sont des tribunaux ordinaires, mais ils deviennent d’exception du fait de leur localisation. Peut-être y aura-t-il un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme. Quoi qu’il en soit, cette initiative est en tout contraire à nos traditions – et à la tradition républicaine –, même si cela s’est malheureusement déjà vu. Il y a quelques années, on a jugé un réseau de passeurs directement dans le gymnase de la prison de Fleury-Mérogis. Et je me souviens avoir défendu des personnes, pendant la guerre d’Algérie, devant des tribunaux militaires qui siégeaient dans des casernes ou des prisons. Aujourd’hui, c’est la preuve que certains considèrent les étrangers comme des ennemis. Il y a là quelque chose d’insupportable.

De même, avec les Roms, le droit est bafoué. On voit ainsi des préfets déloger des familles et détruire leurs campements sans relogement, alors qu’une circulaire interministérielle d’août 2012 prévoit une obligation de les reloger…

C’est malheureusement une très vieille tradition, qui date sans doute des premières arrivées de populations roms en Europe. Déjà, au Moyen Âge, on trouve des récits terribles de la façon dont étaient accueillis ceux qu’on appelait alors les « Bohémiens ». Il y a aujourd’hui souvent le même regard et les mêmes accusations, de délinquance notamment. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de délinquance rom : elle existe et elle a de nombreuses causes mais, dans le même temps, leur refuser ne serait-ce qu’une pierre pour reposer leur tête est scandaleux. Les Roms sont devenus les boucs émissaires d’un certain nombre de peurs. Et, encore une fois, lorsque ces peurs sont relayées par des élus qui, pour des raisons démagogiques, perdent le sens du droit, elles ne font que s’accroître au sein de la population. Ce qui est extraordinaire, sur cette question comme sur celles dont nous venons de parler, c’est que le mouvement associatif est unanime pour dénoncer ces situations. Or, les relais médiatiques et les relais politiques ne viennent pas en soutien de ces protestations, notamment, celles des associations auxquelles j’appartiens. Nous ne sommes pas entendus, ou avons beaucoup de mal à l’être.

Pourtant, dans les années 1970, lorsqu’il y avait un crime raciste par exemple, de grands intellectuels, Sartre, Foucault ou Pierre Vidal-Naquet, réagissaient immédiatement. On a l’impression aujourd’hui d’un grand silence du côté des intellectuels…

Vous parlez d’un grand silence… mais vous êtes le premier journal à me donner la parole ! J’ai essayé de m’exprimer, mais aucun journal n’a voulu ne serait-ce que publier une tribune sur ces sujets. Le silence que vous pointez est donc aussi dû à la paresse des médias, qui, sur ces thèmes, n’interviewent que les politiques. Le problème, c’est au contraire le fait que les intellectuels n’ont plus la parole, parce que les médias ne la leur donnent plus. Regardons les appels et les pétitions que nous réalisons à la Ligue des droits de l’homme, tout comme les travaux de nombreux intellectuels : où sont les relais médiatiques ? Même les avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, qui est pourtant un organisme officiel dépendant du Premier ministre, tombent dans un silence complet alors qu’ils sont communiqués à toute la presse ! Je crois donc que les médias – pas tous, heureusement, mais néanmoins un très grand nombre – cèdent aussi au populisme, à une paresse populiste.

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