Karachi, une mauvaise fable

Fabrice Arfi et Jean-Christophe Klotz reviennent sur l’affaire de l’attentat qui a tué onze salariés des Constructions navales, entre corruption et terrorisme.

Jean-Claude Renard  • 10 octobre 2013 abonné·es

C’est l’histoire d’un attentat, le 8 mai 2002, à Karachi, au Pakistan, tuant onze salariés de la Direction des constructions navales de Cherbourg. Moins d’un an après le 11 Septembre new-yorkais, les regards se tournent aussitôt vers Al-Qaïda. L’histoire pourrait remonter plus loin dans le temps. Quand Édouard Balladur est nommé Premier ministre, en mars 1993, avec François Léotard à la Défense et Nicolas Sarkozy au Budget. Un an plus tard, des tractations pour la vente de sous-marins au Pakistan croisent des membres du gouvernement et un réseau d’intermédiaires. Puis Balladur annonce sa candidature officielle à l’Élysée. L’histoire ne fait que commencer.

Une histoire riche en actes et en personnages. Des aspects financiers, des relents terroristes, un juge (Bruguière) qui se contente de charger Al-Qaïda, des classifications en masse, des circuits de financements occultes et un système de corruption en faveur d’un camp politique, un porteur de valise, chargé de plus de 10 millions de francs, filant d’un QG de campagne à une agence du Crédit du Nord, des familles de victimes sommées de pleurer discrètement, de rester passives devant l’instruction, un avocat d’affaires successivement à la tête de plusieurs ministères avant d’être nommé à l’Élysée, un autre juge (Trévidic) qui reprend le dossier quand son prédécesseur part se présenter à une élection sous l’étiquette UMP. L’affaire Karachi revêt des allures de fiction, sur fond d’espionnage, de politique, d’argent sale. Non pas une fiction, mais « une fable », selon l’expression employée par Nicolas Sarkozy. La fable, c’est précisément le parti pris narratif des auteurs de ce remarquable documentaire, Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart, et Jean-Christophe Klotz, réalisateur, s’appuyant sur l’enquête publiée en 2010 par Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme ( le Contrat. Karachi, l’affaire que Sarkozy voudrait oublier, Stock). Une enquête narrée sobrement par Éric Caravaca, sur le ton de l’ironie, pour raconter une histoire dramatique, tragique, « joignant un peu l’idée du spectacle, dit Fabrice Arfi, ce spectacle qui prend les spectateurs non pas pour des adultes ni des citoyens, mais pour des enfants ». Tandis que le rôle de certains « acteurs » du récit, entre le livre et le film, a évolué. « Maintenant, poursuit Fabrice Arfi, le juge Van Ruymbeke a une cathédrale de preuves ; une dizaine de personnes sont mises en examen. Il a donc fallu en revoir certaines et de nouvelles, comme Alain Richard, ministre de la Défense entre 1997 et 2002, illustrant une deuxième responsabilité, sous le rideau socialiste et sous l’ère Jospin, traînant une réputation d’homme intègre, de moralité, alors qu’il savait tout des magouilles des balladuriens mais n’a pas saisi la justice. » Aujourd’hui, nombre d’acteurs sont en effet mis en examen, tandis qu’Édouard Balladur, Jacques Chirac ou François Léotard sont retirés de la vie politique.

Si ce documentaire , diffusé en première partie de soirée, n’a pas vocation à faire le travail de la justice, il pourrait éclairer un peu plus les consciences. « Il est important de sensibiliser l’opinion publique – ou les opinions publiques, estime Fabrice Arfi. Le combat éditorial contre la corruption, la fraude fiscale, très consensuel, n’est ni de gauche ni de droite. C’est un combat qui touche l’argent public, en lien direct avec notre quotidien. Ce sont nos impôts qui augmentent, c’est l’austérité, la rigueur, la dette, etc. Les choses sont intimement liées. » « Il faut savoir, reprend le journaliste, que la fraude fiscale dans le monde, d’après les experts, c’est 28 000 milliards de dollars. Soit le PIB cumulé des États-Unis et du Japon. Pour la France, c’est entre 60 et 100 milliards d’euros qui, chaque année, échappent à la solidarité nationale. C’est donc l’histoire d’un énorme braquage, dont l’affaire Karachi est un cas d’école, réalisé par des gens en notre nom, à savoir les politiques, qui représente sans doute la plus grosse affaire de détournement d’argent gouvernemental sur des ventes d’armes sous la Ve République. » Un immense scandale, couvert par la raison d’État, que démonte parfaitement ce documentaire.

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