Louis Joinet, vie magistrale

À l’occasion de la publication de ses mémoires, l’ancien juge et conseiller des Premiers ministres socialistes évoque son riche parcours.

Olivier Doubre  • 24 octobre 2013 abonné·es

Deux portraits trônent sur la cheminée de son appartement, à deux pas de la place de la République, empli de livres et d’instruments de musique du monde entier. À droite, Louis Joinet est en robe d’avocat général près la Cour de cassation, rouge et bordée d’hermine –  « elle pèse dix kilos », précise-t-il dans un sourire. À gauche, un photomontage, offert par ses enfants, d’une fausse couverture de Paris Match où on le voit, jeune, en costume cravate, avec en titre : « Le juge rouge ». Et, au milieu, le petit drapeau de l’ONU qui trônait sur son pupitre de rapporteur de la sous-commission des Droits de l’homme. Sur un fauteuil adjacent, son accordéon et le foulard des mères de disparus de la place de Mai de Buenos Aires. On a là un bref résumé de la longue vie de Louis Joinet : d’un côté, les plus hautes fonctions judiciaires au sein de l’État ; de l’autre, l’engagement en parallèle à sa carrière de magistrat. Au centre, son combat pour les droits de l’homme à travers la quarantaine de pays où il a enquêté et visité 174 prisons… Et enfin l’accordéon, symbole de l’amour du cirque et de la musique de celui qui fut, des années durant, le président du Festival de théâtre de rue d’Aurillac. L’un de ses jardins secrets.

Né en 1934, Louis Joinet est enfant pendant la guerre, issu d’une famille d’épiciers à l’ancienne qui déposera le bilan au moment de l’essor des grandes surfaces au cours des années 1950. Il assiste au moment de la Libération à une scène qui le marque à jamais : sa coiffeuse est tondue en public pour avoir eu un amant allemand. Premier choc avec l’histoire. Monté à Paris le baccalauréat en poche, il est pion pour financer ses études de droit. Il décide de les interrompre pour devenir éducateur de rue, l’un des premiers en France, inventant quasiment le métier. Ce sont les années d’apprentissagpe du monde, et en particulier des marges, mais aussi de la pauvreté, des bandes de blousons noirs et des jeunes délinquants, qu’il n’hésite pas à accueillir sous son toit. « C’est l’expérience qui va marquer toute ma carrière et ma vie personnelle. Cela a tout changé. Je n’ai plus vu le monde de la même manière partout où j’ai été après, que ce soit à l’ONU, dans la justice ou quand on s’est occupés, avec ma femme, des toxicos… » L’autre expérience marquante, c’est la guerre d’Algérie, où Louis Joinet est jeune sous-lieutenant. Une nuit de patrouille dans les montagnes, il tue un courrier d’un maquis du FLN voisin, en état de légitime défense : « C’était eux ou nous. » Blessure intime. Lors de sa mobilisation, lui et son épouse, Germaine, ont décidé de partir ensemble en Algérie, elle comme médecin à l’hôpital de Philippeville (aujourd’hui Skikda), lui dans sa garnison. Bien plus que lui, c’est elle qui voit sur des prisonniers qu’elle soigne les effets de la torture. Leur premier enfant naît là-bas. De retour à Paris, Louis Joinet se réinscrit en droit pour préparer le concours de la toute nouvelle École nationale de la magistrature (ENM). Avec le soutien d’un magistrat qui lui obtient une double bourse en tant qu’étudiant marié et père de famille. « Ce magistrat s’appelait Jean Tiberi ! Il ne se doutait pas qu’il aidait à entrer à l’ENM l’un de ceux qui créeraient le Syndicat de la magistrature. » Il est tout de suite critique : « On nous parlait de Montesquieu, de juges bien propres et indépendants, mais j’avais vu fonctionner la justice coloniale en Algérie : c’est là la source de mon engagement pour fonder le syndicat. » Il est alors écrit dans tous les manuels que le syndicalisme est interdit dans l’armée et la magistrature. C’est faux dans le second cas, mais « c’était tellement impensable qu’ils n’avaient pas pris la peine de l’interdire ! ». Avant de sortir major de sa promotion, Louis Joinet est affecté comme stagiaire aux côtés du juge d’instruction Louis Zollinger, saisi de l’affaire Ben Barka, cet opposant à Hassan II enlevé en plein Paris par les services secrets marocains avec la complicité de policiers français. Une première affaire (d’État) qui le forme aux pressions de la chancellerie et du parquet sur les magistrats.

En 1968, naît le Syndicat de la magistrature (SM), dont Louis Joinet devient le premier secrétaire général. Le pouvoir est furieux, encore plus quand, en 1976, le SM parvient à organiser la première grève parmi les magistrats. Son engagement syndical lui coûte cher (il sera muté à deux reprises « dans l’intérêt du service »), mais Joinet tient bon. Ce sont les années 1970, et il est sur de multiples fronts. Soutien aux luttes anti-impérialistes et solidarité avec les réfugiés latino-américains des dictatures militaires (après avoir été au Chili donner un coup de main d’expert juriste en 1970 au gouvernement d’Allende), engagement en faveur des grévistes de Lip, des paysans du Larzac… Il est aussi aux côtés de sa femme, présidente deux décennies durant du Centre international de culture populaire (CICP), qui apporte son soutien aux luttes contre les dictatures. Ou encore lorsqu’elle s’occupe, en tant que médecin, d’usagers de drogues au sein de l’Association Charonne, pionnière en la matière, dont il prendra lui-même la présidence, son foyer devenant « famille d’accueil » : « Nous aurons même deux perquisitions ici, dont une alors que j’étais à Matignon ! » Sous le septennat Giscard d’Estaing, il est le premier président de la Commission nationale informatique et libertés (Cnil), débarqué rapidement par le ministre Alain Peyrefitte, provoquant dans la presse « l’affaire Joinet », qui souligne là encore les problèmes d’indépendance de la justice. Après l’élection de François Mitterrand, Louis Joinet rejoint Matignon en qualité de conseiller juridique et le reste pendant tout le temps où la gauche est au pouvoir : il assiste cinq Premiers ministres entre 1981 et 1993, sauf pendant la première cohabitation, où il redevient magistrat et « retrouve surtout son absence d’avancement »  ! Avant de rejoindre le cabinet de l’Élysée après l’arrivée d’Édouard Balladur rue de Varennes. Il converse alors souvent avec Michel Foucault, qu’il connaît depuis l’époque du Groupe d’information sur les prisons, au début des années 1970. Il est surtout, à Matignon, l’homme des dossiers chauds et des négociations difficiles. C’est lui qui, après la décision du président de la République dès juin 1981 de ne pas extrader les Italiens rescapés des méandres des années de plomb et de l’extrême gauche transalpines, met sur pied la fameuse « doctrine Mitterrand ». Ce qui lui vaudra de multiples attaques, parfois des plus farfelues, comme lorsqu’on l’accuse, avec sa femme, d’être l’un des cerveaux d’une colonne clandestine des Brigades rouges à Paris, parce que les Italiens se réunissent souvent au CICP. Il s’occupe aussi des Basques de l’ETA, des attentats de l’Armée secrète arménienne de libération en faveur de l’indépendance de l’Arménie… « J’avais l’avantage de m’occuper d’affaires dont j’avais d’abord eu connaissance comme militant. En ce qui concerne les accords de Matignon ramenant la paix en Nouvelle-Calédonie, par exemple, j’avais rencontré Jean-Marie Tjibaou dès 1974. » Il veut surtout aider les militants qui ont pris les armes à s’extraire de ce que François Mitterrand a qualifié de « machine infernale »  : « J’ai passé 50 % de mon temps à Matignon à lutter contre la violence politique par des moyens politiques, et cela m’a passionné. »

Enfin, l’autre grande activité de Louis Joinet, durant trente-trois années, est son travail d’expert indépendant et d’enquêteur international auprès de la sous-commission des Droits de l’homme de l’ONU, avant d’en être le rapporteur spécial contre l’impunité. Une activité bénévole qui lui fait parcourir le monde, d’Haïti à l’Iran, du Bouthan à l’Amérique latine. L’une de ses plus belles réussites est d’avoir fait progresser la justice internationale sur les disparitions forcées, dont les cas les plus emblématiques sont ceux des enfants des mères de la place de Mai de Buenos Aires ou celui – en France – de Mehdi Ben Barka. En tant que rapporteur de la lutte contre l’impunité, il a doté l’ONU d’un ensemble de principes que les juristes dénomment les « principes Joinet contre l’impunité » … Un autre exemple de l’activité inlassable de cet « épris de justice ».

Idées
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