Baudelaire ou la « protohistoire du capitalisme »

Giorgio Agamben a passé des années à reconstituer le manuscrit de la dernière œuvre de Walter Benjamin, sur Charles Baudelaire. Ce livre est enfin publié en français.

Olivier Doubre  • 9 janvier 2014 abonné·es

Éditeur en Italie des œuvres complètes de Walter Benjamin, Giorgio Agamben rechercha longtemps le manuscrit du philosophe allemand exilé à Paris depuis 1933. Fuyant l’avancée des nazis en 1940, ce dernier était censé l’avoir emporté jusqu’à la frontière espagnole, où, la police franquiste s’apprêtant à le refouler, il se suicida. Ces mille pages sur Charles Baudelaire, longtemps échouées à la Bibliothèque nationale (BN), renouvellent grandement la lecture de la pensée benjaminienne, qui voit dans l’œuvre lyrique de l’auteur des Fleurs du mal l’écriture d’une « protohistoire » du « capitalisme avancé », marqué par le « fétichisme de la marchandise ».

Comment avez-vous retrouvé ce texte en 1981 ? Comment est-il possible qu’il y ait eu à la Bibliothèque nationale un millier de pages de Walter Benjamin dans une armoire, que personne n’avait jamais lues ?

Giorgio Agamben : C’est tout à fait par hasard. J’essayais à l’époque de retrouver des traces du manuscrit dont Benjamin, selon le témoignage de la femme qui l’a accompagné dans sa fuite vers l’Espagne, ne voulait pas se séparer. On a toujours pensé que ce manuscrit était celui du Livre des passages parisiens. Pourtant, les rapports de police rédigés à la mort de Benjamin disent qu’il n’avait pas ce manuscrit avec lui. Je travaillais alors sur la correspondance de Georges Bataille, car celui-ci avait reçu de Benjamin des manuscrits. Or, Bataille, dans une lettre, parle d’un manuscrit qu’il a confié au conservateur de la BN. Je suis donc allé voir la conservatrice des manuscrits avec cette lettre, mais elle m’a dit qu’elle ne l’avait pas. En fait, après un mois de recherches, j’ai découvert que les manuscrits n’étaient pas catalogués par la BN car ils y étaient en dépôt – et non sa propriété. En effet, étrangement, la BN ignore ce qu’elle a en dépôt et ne référence que ce qui lui appartient. La conservatrice a alors appelé Mme Bataille, qui a transformé en don le dépôt…

Vous dites dans l’introduction que, au moment où vous trouvez cette masse d’écrits, vous les répartissez dans cinq enveloppes. Cela signifie que vous en avez encore quatre ?

Non, les autres sont des manuscrits qui ont été publiés. Tout était intéressant. C’est là par exemple qu’on a retrouvé les poèmes que Benjamin a écrits lorsqu’il était amoureux, de très beaux sonnets à la métrique parfaite, qui ont été publiés en Allemagne. Il y avait aussi une version plus achevée de ses mémoires d’enfance, Enfance berlinoise. Toutes sortes de choses, donc. Mais, dans la cinquième enveloppe, il n’y avait que des notes, des manuscrits qui concernaient le livre qu’il projetait d’écrire durant les trois dernières années de sa vie, sur Baudelaire. On en connaissait des fragments, certains déjà publiés, comme le Paris du Second Empire chez Baudelaire et l’essai Sur quelques thèmes baudelairiens. On savait qu’ils faisaient partie d’un projet plus large sur Baudelaire, mais c’était tout. Surtout, parmi ces papiers, il y avait des plans, ce qui est très utile, mais aussi des notes où il réordonnait son fameux fichier de concepts, qui forme le Livre des passages – qui finalement n’est pas un livre mais ce fichier. C’est ce qui m’a beaucoup intéressé : on voit que, dans le premier noyau du livre, il extrait de son fichier des notes et réordonne le tout, de façon à constituer le squelette (car c’est une suite de fragments) de ce nouveau livre. On voit donc la méthode de Benjamin au travail – que l’on ne connaissait pas auparavant – et les 300 premières pages constituent une nouvelle étape, intermédiaire, entre le fichier du Livre des passages et ce nouveau livre. Sa forme surgit peu à peu, à partir de ce qui n’était au départ que des fragments. Cela fait un début de discours, ou un proto-discours. C’est la première partie du livre, intitulée « De la documentation à la construction ».

Comment avez-vous travaillé ? Était-il possible de suivre simplement le plan établi par Walter Benjamin, ou était-ce plus complexe ?

Cela n’a pas été simple car, comme vous l’imaginez, c’était au départ un paquet de feuillets épars. La première difficulté a été de les dater et de savoir lequel venait avant ou après. Parfois, on est arrivé à le comprendre car il y avait au dos d’un feuillet une lettre, donc une date. En effet, Benjamin, à Paris, était tellement démuni qu’il n’avait pas toujours de quoi acheter du papier ; aussi, beaucoup de ces textes sont écrits sur l’envers d’une lettre. C’est très précieux car cela permet de dater ! On a donc tenu compte de tous ces types d’éléments, même si cela restait difficile. Et pour le fichier, à peu près les 300 premières pages du livre, donc, Benjamin avait découpé verticalement ses feuillets et, à chaque entrée, il avait inscrit un chiffre ou un symbole : on a donc recherché à quoi correspondait ce symbole et rapporté le texte indiqué…

Vous avez trouvé ce manuscrit en 1981 et il a d’abord été publié en Italie, en 2012. Que s’est-il passé entre-temps ?

Berlusconi ! En effet, vers la fin des années 1980, ce travail était pour une grande part achevé. À l’époque, en 1989, je dirigeais l’édition des œuvres complètes de Benjamin en italien chez Einaudi [maison souvent comparée à Gallimard, « un peu plus à gauche », précise dans un sourire Giorgio Agamben, NDLR]. Nous en étions au quatrième volume, sur les douze prévus. Or, je ne savais pas qu’Einaudi, en proie à une grave crise, devait être vendu. Et qui l’achète ? Le groupe Mondadori, propriété de Berlusconi… Évidemment, celui-ci ne s’intéresse pas à Benjamin [rires], et les nouveaux dirigeants, tout de suite, s’interrogent sur la rentabilité de cette énorme chose, plus de mille pages, pourtant déjà au stade des épreuves. Ils ont donc interrompu le processus. Je ne pouvais pas accepter cela et j’ai démissionné. Le livre est donc resté à l’état de projet pendant près de vingt ans ! Il est finalement paru l’année dernière en Italie, chez Neri Pozza [éditeur historique antifasciste de Vénétie, NDLR]. Cette version française est, quant à elle, traduite de la version originale, de l’allemand. C’est donc sa deuxième parution. Quant à l’édition allemande, les œuvres complètes de Benjamin étaient censées être achevées quand est apparu ce livre. Une nouvelle édition des œuvres complètes, plus vaste, se prépare donc, qui contiendra le Baudelaire .

Que dit Benjamin dans ce livre ? Surtout, qu’apporte-t-il de nouveau par rapport à notre connaissance du philosophe ?

Il y a d’abord un changement radical de tout ce que l’on croyait savoir du dernier Benjamin. On pensait qu’il avait consacré l’essentiel des dix dernières années de sa vie au Livre des passages. Or, ce dont on s’aperçoit ici, c’est qu’en 1937 il commence à en extraire des parties sur Baudelaire, qui deviennent peu à peu quelque chose d’autonome et un facteur de désagrégation, de destruction du livre. Ce qui en était un chapitre devient une partie, puis un long essai, puis un livre à part entière… Et tout va confluer dans ce nouveau livre, notamment l’un de ses tout derniers textes que nous connaissons depuis longtemps, les Thèses sur le concept de l’histoire, qui se révèle être une partie du Baudelaire. Dans son idée, ce livre sur « un poète lyrique à l’âge du capitalisme avancé » va se substituer à Paris, capitale du XIXe siècle  : le poète prend presque la place de la ville. Le précédent manuscrit va donc être littéralement dévoré par ce dernier livre.

Vous écrivez dans votre introduction que, pour Benjamin, « chaque Maintenant est le Maintenant d’une connaissabilité déterminée ». C’est là sa conception de l’événement en histoire, qui éclaire le passé, dit-il, telle une « constellation » sur le présent. Partant de cette conception, qu’est-ce que Baudelaire pour Benjamin en 1939 ?

C’est un peu toute la question de ce livre… Baudelaire devient la constellation qui éclairerait l’époque que vit Benjamin. Et je dirais aussi que le processus de travail de Benjamin semble quasiment mimer la constellation du processus de travail de Baudelaire écrivant ses poèmes. Dans l’idée de Benjamin, Baudelaire écrit ses poèmes comme s’il livrait un duel avec son époque, avec son temps. On voit donc, au fil des pages, une sorte d’identification se produire entre le chercheur et le poète. On a donc une constellation entre différents personnages : Baudelaire, le XIXe siècle, tel le chiffre du capitalisme « à l’âge avancé »  ; et Benjamin, au XXe siècle, dans les années 1930, qui essaye de comprendre ce qui se passe en son temps… Cela montre quelque chose dont je suis vraiment convaincu, et qu’a aussi montré Foucault : l’archéologie est la seule voie d’accès au présent.

Idées
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