Le cirque jongle avec la poésie

Matamore est un poème visuel porté par des clowns rêveurs sur un art faussement frivole.

Anaïs Heluin  • 9 janvier 2014 abonné·es

Dans tout spectacle de cirque, il y a quelque chose de baroque. À grand renfort d’acrobaties, on y exagère le danger de vivre, et, avec une artillerie de grimaces et de facéties, on y dit l’absurde logé en tout être. Autrement dit, le cirque, c’est l’art du faible déguisé en brute et du malheureux affublé d’un nez rouge : l’art du Matamore. En donnant à leur première création commune le nom de ce personnage de la comédie espagnole, le Cirque Trottola et le Petit Théâtre Baraque se placent d’emblée au croisement des disciplines et des époques. Cirque et théâtre, hier et aujourd’hui, s’y mêlent sur une scène elle-même hybride : une arène née de la fusion entre deux univers tissés de cirque et de poésie. Le chapiteau, c’est celui du Cirque Trottola, où Laurent Cabrol, Titoune et Bonaventure déploient depuis une dizaine d’années un savant mélange de burlesque et d’acrobatie. Mais la piste circulaire enfoncée au milieu des gradins, celle qui force le spectateur à baisser un peu la tête, vient du Petit Théâtre Baraque. C’est en effet dans un mini-cirque ambulant, surnommé le « Tonneau », que Nigloo et Branlo, les deux Auguste fondateurs de cette compagnie, déploient leur théâtre expressionniste plongé dans un décor forain.

S’il est vantard, comme le personnage qui passe son temps à raconter ses épiques et en grande partie imaginaires combats contre les Maures, le Matamore du Cirque Trottola et du Petit Théâtre Baraque est aussi ouverture à l’Autre. Il est même esthétique de la rencontre. Loin de se limiter au drôle de plateau, le mariage entre deux manières d’aborder la condition circassienne concerne chaque niveau du spectacle. Sa structure éclatée, avec pour seul fil conducteur un absurde porté par des clowns en dérive, son rapport ambigu au cirque traditionnel, son refus du numéro qui parfois fait numéro… Autant d’étrangetés et de paradoxes qui font de Matamore une arène où cinq clowns ne cessent de se croiser, de se parler parfois, de s’affronter souvent. Par hasard, dirait-on, ou selon des règles si spécifiques au cirque-arène que, même en se penchant au maximum, le monde des gradins ne peut les saisir tout à fait. Un Bonaventure en toréro pouilleux semble en vouloir à un Pierrot aux airs de diablotin. À moins que, en le faisant valdinguer dans tous les sens, il lui témoigne son amitié. Comme il le fait quand il se transforme en « Boudu » – nom du clown qu’il incarne au sein du Cirque Trottola, mais aussi en solo ou auprès du metteur en scène François Cervantès, dans un spectacle ayant rencontré un grand succès, les Clowns .

Un Monsieur Loyal poussiéreux interrompt régulièrement les ébauches d’actions par des monologues lyriques où « un peu de lumière sertie entre les dents du fauve » côtoie « les subtiles déchirures de nos carcasses » et d’autres formules alambiquées dont beaucoup peuvent passer pour des métaphores de l’art circassien. Avec leur dégaine de pantins, les cinq clowns acrobates ont d’ailleurs eux aussi l’air de tenir un discours sans paroles sur le cirque, son rapport à la vie et à la mort. Chaque fois qu’ils se lancent dans un numéro éculé, comme du jonglage avec pistolets ou une démonstration de dressage de caniche, ils le font avec la maladresse de débutants. Mais, là encore, leur dérèglement tragicomique peut être interprété autrement. Comme l’effet d’une trop longue répétition du même, par exemple. Entre éternelle jeunesse et usure, le cœur de Matamore balance. Et c’est ce qui fait son charme de cirque burlesque qui sait aussi bien montrer les petits et grands tracas de l’humain qu’imager la situation du cirque contemporain, entre divertissement traditionnel et réflexivité. À partir du moment où il est analysé, le cirque ne devient-il pas cirque de clowns ? Avec toute la poésie de ses interprètes, Matamore laisse la réponse en suspens, entre un numéro avorté et un autre qui ne dit pas son nom.

Théâtre
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