La crise ukrainienne en débat

À quelques jours d’un référendum qui préfigure l’annexion de la Crimée par la Russie, trois regards sur la situation : Marie Mendras, politologue, Christophe Ventura, du Parti de gauche, et Alain Guillemoles, journaliste spécialiste de la région.

Denis Sieffert  et  Claude-Marie Vadrot  • 13 mars 2014 abonné·es

Quelle attitude adopter face au coup de force de Vladimir Poutine en Crimée ? Quelle est l’influence des groupes d’extrême droite, toujours très présents sur la place Maïdan ? Quelles peuvent être les conséquences d’un rapprochement de l’Ukraine avec l’Union européenne ? Ce sont quelques-unes des questions que nous avons posées à deux spécialistes de l’Ukraine, Marie Mendras et Alain Guillemoles, ainsi qu’à Christophe Ventura, responsable international du Parti de gauche. Des analyses, comme on s’en doute, sensiblement différentes.

Le référendum sur la Crimée

Le khanat (royaume) des Tatars de Crimée a été indépendant de 1441 à 1783, date à laquelle la région fut annexée par la Russie. Accusée par Staline d’avoir été complaisante avec les Allemands, cette communauté d’origine turque a été presque intégralement déportée (200 000 personnes) en Sibérie et en Ouzbékistan. Les Tatars ont été officiellement réhabilités en 1967, mais ont dû attendre la fin de l’URSS, en 1991, pour obtenir le droit de retrouver leur pays. Et, plus difficilement, leurs terres, attribuées à des Russes. De religion musulmane sunnite, ils sont 250 000 et ont droit à 14 parlementaires à la Rada (le Conseil suprême d’Ukraine). Leur « capitale » est Bakhtchissaraï, mais ils sont répartis dans toute la Crimée. Ils craignent d’être obligés, en cas d’annexion russe, de quitter à nouveau leur « patrie » ou de subir des agressions racistes. D’autant qu’ils ont majoritairement soutenu la révolte de Maïdan, où ils ont envoyé des représentants.

« Le référendum doit, selon la Constitution ukrainienne, se tenir dans tout le pays », rappelle la politologue Marie Mendras [^2], ce qui ne sera évidemment pas le cas, dimanche, en Crimée, où le vote a été décidé par le Parlement de la province autonome, sous la tutelle évidente de la Russie, et pour ses seuls ressortissants. « En ce qui concerne la Crimée, ce qui a été présenté comme un “Parlement” n’est en fait qu’une assemblée régionale qui a son propre budget, et l’annexion sera le résultat de la politique de fait accompli que mène Moscou. » Du côté du Parti de gauche, on désapprouve également le référendum, mais en l’intégrant dans une analyse plus large : « Tout ce qui concourt à l’escalade est mauvais », reconnaît Christophe Ventura, qui qualifie Poutine « d’autocrate ». Mais on se refuse de ce côté à voir le conflit « en noir et blanc », alors que « la configuration défie l’abécédaire de la géopolitique ». Christophe Ventura souligne en outre le « double standard » du droit international, invoqué en Crimée mais « oublié en Irak ou ailleurs par les États-Unis ». Toutefois, précise-t-il, « il est clair qu’on ne peut approuver une décision qui met en cause l’intégrité d’un pays ». Pour le responsable du Parti de gauche, le problème principal est que « le gouvernement [ukrainien] ne répond pas à l’attente de la population, qui aspire à d’autres conditions de vie ». « La révolution est en train d’être confisquée », souligne-t-il. Le responsable du parti de Jean-Luc Mélenchon redoute que les libéraux imposent à l’Ukraine « une intégration à l’Union européenne et une soumission au paradigme bien connu de la concurrence libre et non faussée ». À propos du référendum, le journaliste Alain Guillemoles [^3] insiste sur l’attachement des Ukrainiens à l’intégrité territoriale du pays. « Même à l’est de l’Ukraine, où on a une autre façon d’être ukrainien, les gens sont restés attachés à l’époque soviétique, à un temps où il était facile de circuler d’un pays à l’autre. Mais, par la suite, les relations sont devenues plus compliquées, en particulier du point de vue économique. Ces Ukrainiens soutiennent donc le projet d’un traité douanier avec la Russie, mais personne ne souhaite, à Donetsk, être rattaché à la Russie. Bien au contraire. Les oligarques de l’Est craignent la concurrence prédatrice de leurs homologues russes. »

L’influence de l’extrême droite

Pour Christophe Ventura, « c’est l’extrême droite qui dirige politiquement les opérations, et il est scandaleux que la présence dans le gouvernement de trois ministres ouvertement fascistes ne suscite aucune protestation dans les pays occidentaux ». Marie Mendras fait une analyse différente : « Il est vrai que des militants de Pravy Sektor, le mouvement le plus extrême, et du parti Svoboda, avec sa trentaine d’élus à la Rada, s’expriment à la tribune [de la place Maïdan], mais ils ne peuvent en aucun cas être tenus pour représentatifs de centaines de milliers d’Ukrainiens. » « Croire le contraire, insiste la politologue, c’est tomber dans le piège des médias et des hommes politiques russes qui entonnent ce refrain tous les jours. » Pour Alain Guillemoles, «  quelques leaders d’extrême droite ont en effet gagné un certain prestige en étant parmi les premiers à affronter réellement la police. Mais ils ne pèsent pas très lourd parmi plusieurs centaines de milliers de personnes. Les groupes d’extrême droite apparus à la faveur du mouvement ne comptent que quelques centaines d’adeptes ». « Par ailleurs, souligne le journaliste, le parti Svoboda, qui a obtenu 10 % des voix aux législatives, a bénéficié du fait qu’il est apparu comme le seul parti vraiment opposé à Ianoukovitch. Beaucoup d’Ukrainiens ont voté Svoboda pour protester contre ce président, plus que par adhésion à son idéologie. » Une analyse que réfute Christophe Ventura, pour qui, au-delà du nombre, ces mouvements risquent de jouer « un rôle d’avant-garde » dans l’installation de politiques ultralibérales.

[^2]: Chercheuse au CNRS et au Centre d’études et de recherches internationales. Dernier livre publié : Russian Politics. The Paradox of A Weak State (Hurst & Columbia University Press 2012).

[^3]: Alain Guillemoles, journaliste à la Croix, a publié Même la neige était orange. La révolution ukrainienne (Les petits matins, 2005).

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