La vraie bataille de Fessenheim

L’intrusion d’une soixantaine de militants de Greenpeace dans la centrale alsacienne met la pression sur François Hollande, qui a particulièrement mal engagé l’opération de sa fermeture définitive.

Patrick Piro  • 27 mars 2014 abonné·es
La vraie bataille de Fessenheim

Fermera ? Fermera pas ? François Hollande réitère sa volonté de mettre à la retraite la centrale nucléaire de Fessenheim, la plus vieille de France, d’ici à fin 2016. Pourtant, deux ans après, la promesse électorale n’est toujours suivie d’aucun signe concret. EDF, qui redoute un précédent augurant d’autres fermetures, défend sans relâche la sûreté de la centrale alsacienne. La CGT énergie brandit pour sa part la sauvegarde des emplois. Il y a dix jours, 56 militants de Greenpeace pénétraient dans l’enceinte de la centrale pour y déployer une banderole : « Arrêtez de mettre l’Europe en danger ! » Alors que le Conseil des ministres doit être saisi mi-juin du projet de loi sur la transition énergétique, où doivent figurer des mesures sur le nucléaire, la pression monte sur le Président, dont la crédibilité est en jeu auprès des écologistes. Il est difficile de croire que François Hollande, politiquement très fragilisé, se prépare à renoncer à son engagement. Cependant, l’inaction gouvernementale en complique sérieusement la réalisation : les délais juridiques et techniques nécessaires risquent aujourd’hui de laisser le projet de fermeture de Fessenheim à demi engagé, et donc réversible dès 2017 en cas de retour de la droite au pouvoir… Et puis l’arbre de la centrale cache mal la forêt du nucléaire. Au-delà de la résolution du cas des deux réacteurs alsaciens, quelle feuille de route pour la réduction de 75 % à 50 % de la part du nucléaire en France d’ici à 2025, la principale promesse chiffrée de François Hollande dans le domaine de l’énergie ? Le point sur les options en cours.

La voie politique a été sabordée

Trente heures de garde à vue pour les 53 militants interpellés et des interdictions de territoire : « Cette sanction est inédite, s’offusque Cédric Gervet, de Greenpeace. Nous sommes entrés dans la centrale de Fessenheim le 18 mars pour porter un message politique et non-violent, et le gouvernement nous traite comme des hooligans. » Parmi les 60 militants qui ont participé à cette action, et qui risquent plusieurs mois de prison avec sursis, six ressortissants non-européens pourraient se voir refuser l’entrée dans l’espace Schengen pendant deux ans. L’objectif de l’opération était d’alerter sur le vieillissement des centrales, Fessenheim, mais aussi Gravelines, Tricastin, Bugey et Blayais. « Nous parlons sûreté et le gouvernement nous répond sécurité. » Le ministre de l’Écologie, Philippe Martin, a en effet décidé d’augmenter la protection des centrales, avec des barrières à haut voltage, et d’accroître le niveau de surveillance. « Sidérés », les militants de Greenpeace attendent que la promesse de fermeture de Fessenheim soit intégrée au projet de loi sur la transition énergétique. Quant à leur action du 5 mars à Gravelines, le procès aura lieu le 11 avril, à Dunkerque.

Les milieux écologistes doutent depuis longtemps de la volonté réelle de Hollande. « Il lui suffisait d’une signature, dès 2012, pour régler la question », fulmine le physicien Jean-Marie Brom. Selon le militant anti-nucléaire alsacien qui suit le dossier technique de la centrale depuis plus de trente ans, « ce dossier est politique et l’État a la main, il s’est inventé ses propres obstacles. » Les juristes ne lui donnent cependant pas raison : même si la loi sur la transparence et la sécurité nucléaire (TSN) ne dit rien sur la marge de manœuvre de l’État, un décret de fermeture de Fessenheim aurait toutes les chances d’être cassé. Car aussi étonnant que cela puisse paraître, il n’existe actuellement que deux voies légales pour arrêter une centrale nucléaire : un défaut de sûreté, et une décision de l’exploitant (EDF) – manque de rentabilité, stratégie industrielle, etc. « Dès lors Hollande, dès son entrée en fonction, aurait pu débarquer Henri Proglio de la direction d’EDF, et imposer sa décision, souligne Stéphane Lhomme, animateur de l’Observatoire du nucléaire. Le PDG a lui-même rappelé que l’État, actionnaire à 85 % de l’entreprise, avait toute latitude pour appliquer sa politique. C’est du Hollande tout craché : en se refusant à prendre les commandes, il a laissé EDF lui mettre des bâtons dans les roues ! » L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), qui en serait saisie, n’a vent d’aucun dossier de demande de fermeture en préparation chez l’électricien, évidemment peu empressé de jouer le jeu, et qui répond laconiquement que les « discussions sont en cours avec le gouvernement. Nous respecterons la loi… ». S’agit-il de faire monter les enchères ? EDF parle de plus de 2 milliards d’euros de compensation pour préjudice économique en cas de fermeture. « C’est un montant assez délirant, commente Yves Marignac, directeur de l’agence Wise d’études sur le nucléaire. Basé sur ses récents investissement de mise à niveau ? Sur un manque à gagner pour les dix prochaines années ? On voit mal la centrale fonctionner au-delà… Or l’État pourra opposer qu’EDF, n’ignorant en rien sa volonté de fermer la centrale, a fait ses choix en connaissant le risque. La menace des compensations ne saurait valablement justifier un recul du gouvernement sur Fessenheim… »

Côté sûreté, l’ASN a bouché les issues

Les écologistes dénoncent sans relâche les menaces que fait peser la centrale, mise en service en 1977. Entre autres inquiétudes : la présence d’une faille sismique à proximité, le risque d’inondation en cas de rupture de la digue du Grand Canal d’Alsace qu’elle jouxte, ou le vieillissement d’organes impossibles à changer, comme la cuve des réacteurs ou l’enceinte de confinement en béton. L’ASN a cependant jugée la centrale « bonne pour le service », qu’il s’agisse de poursuivre son fonctionnement au-delà des trente ans, ou des travaux de mise à niveau postérieurs à la catastrophe de Fukushima. Au grand dam des opposants. « Ainsi les micro-fissures dans l’acier des cuves sont considérées comme un risque en Belgique, comme on l’a vu récemment, mais pas en France », s’étonne Marc Saint-Roman, au réseau Sortir du nucléaire. De même, une opération délicate d’épaississement du socle en béton des réacteurs a été achevée en 2013, au cas où un cœur fondrait – catastrophe ultime. L’ASN n’avait donné pour prescription qu’un « renforcement significatif » : elle n’a pas tergiversé pour valider les travaux, alors qu’en guise d’amélioration, la durée de contention de la masse en fusion pourrait ne pas excéder trois jours. Quant au risque de rupture de la digue, « EDF s’est contenté d’étudier l’hypothèse d’une simple brèche », s’élève Jean-Marie Brom. Réplique de l’ASN devant cette esquive : une demande… de justification. Le gouvernement, de son côté, « respecte l’indépendance » de l’ASN.

L’atout juridique est-il crédible ?

Ne reste aujourd’hui que la voie législative. Jeudi dernier, la commission qui prépare le texte de la future loi sur la transition énergétique examinait une possible modification de la loi TSN. À la fois pour octroyer à l’État la possibilité légale de décider de la fermeture d’une centrale, mais aussi pour tenter de gagner une course contre la montre à ce jour perdue d’avance : la loi TSN oblige actuellement à lier, techniquement, la décision de fermeture d’une centrale à l’organisation de son démantèlement « pour lequel il faut compter, d’expérience, deux ans pour constituer le dossier, et trois ans d’examen et de validation par nos services », commente Sophie Mourelon, directrice générale adjointe de l’ASN. La manœuvre consisterait donc à autonomiser l’étape de fermeture de la constitution du dossier de démantèlement. Pour être efficace, la nouvelle disposition devra imposer plus qu’un simple « arrêt » : l’obligation d’adopter un nouveau décret de remise en service – avec enquête publique, etc. –, en cas de volonté ultérieure d’annuler la décision. « Or Fessenheim, ouverte il y a presque quarante ans, ne passerait pas la barre des normes actuelles, en particulier parce qu’elle ne respecte pas la loi sur l’eau. Un effet “cliquet” qui donnerait donc à sa fermeture un caractère définitif », juge le député EELV Denis Baupin. Une option juridique, selon Corinne Lepage, qui juge en revanche qu’elle a toutes les chances d’être hors délai : alors que la loi sur la transition énergétique ne sera pas votée avant fin 2014, « d’inévitables contentieux peuvent facilement en retarder l’application au-delà de la présidentielle de 2017… » Et du reflux nucléaire promis par Hollande ne subsisterait peut-être plus qu’un fantasme.

Écologie
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