« Les affaires manifestent une impuissance politique »

Pour l’avocat Michel Tubiana, la crise judiciaire impliquant Nicolas Sarkozy n’a rien d’un complot. Elle met au jour un mode de gouvernement « bling-bling » et pose la question du rôle de l’exécutif.

Olivier Doubre  • 19 mars 2014 abonné·es

Illustration - « Les affaires manifestent une impuissance politique »


Toutes les affaires autour de Nicolas Sarkozy, en particulier les instructions reposant sur les écoutes de ses conversations avec son avocat, outre la polémique sur le rôle éventuel de Christiane Taubira et du pouvoir exécutif actuel, viennent révéler, pour Michel Tubiana, les travers du fonctionnement de nos institutions. Et un archaïsme bien français, autant au sein de la magistrature que dans les usages du pouvoir politique.

Pourquoi, selon vous, ces affaires sortent-elles aujourd’hui, quasiment en même temps ? Est-ce, comme le dit la droite, le fait d’un complot préélectoral ou simplement le jeu normal de procédures judiciaires en cours ?

Michel Tubiana : C’est le fait, sans aucun doute, de la différence entre le temps judiciaire et le temps politique. Le temps politique est, sauf circonstances exceptionnelles, fixé à l’avance : on connaît la périodicité électorale. Alors que le temps judiciaire est nécessairement plus long et beaucoup plus aléatoire. La preuve : c’est à l’occasion d’un acte judiciaire concernant une autre procédure que les écoutes ont ouvert la voie à une nouvelle affaire. Ce n’est ni la première ni la dernière fois que l’on se trouve dans ce cas de figure, et c’est un argument de confort de considérer qu’il s’agit d’un complot.

De quoi cette crise est-elle le produit ? Est-ce la marque du mésusage par certains des institutions, qui nie totalement les contre-pouvoirs pourtant existants ?

Elle est la marque d’un mode de gouvernement qui était celui de M. Sarkozy, et d’un rapport très particulier à la légalité ! Je ne suis pas en train de dire que les uns et les autres sont coupables de ceci ou de cela, je n’en ai ni les moyens ni la volonté. Même eux doivent bénéficier de la présomption d’innocence. Il n’empêche que tout cela met au jour des contacts, des liens, des manières de faire qui illustrent au niveau de l’appareil d’État ce qu’a été le rapport « bling-bling » à la vie quotidienne de l’époque Sarkozy. Rapporté au niveau des affaires de l’État, cela donne ces liens malodorants, ces suspicions, ce rapport à l’argent…

En outre, c’est sans doute, sur un point très spécifique, la révolte des « petits pois » (c’est ainsi que les magistrats avaient été qualifiés par Nicolas Sarkozy). Une révolte inconsciente, une forme de règlement de comptes – non pas délibéré, au travers d’un complot construit, mais inconscient – vis-à-vis d’un homme qui a largement méprisé ceux qui formaient pourtant une de ses assises électorales, les magistrats.

Enfin, on voit, à travers la question particulière des écoutes, telles qu’elles ont été menées, l’archaïsme d’un système judiciaire qui n’est pas en mesure de maintenir l’équilibre entre l’accusation et la défense.

En tant qu’avocats, les magistrats ne sont-ils pas trop souvent enclins à outrepasser leurs droits vis-à-vis de ceux de la défense ?

Encore une fois, je ne connais pas le fond du dossier. Mais le principe même d’écouter un avocat et son client est choquant. Que l’avocat ne bénéficie pas pour autant, par ce biais, d’une impunité de nature à couvrir des agissements délictueux, personne n’en disconvient. Mais est-ce que cela justifie des écoutes « en filet », c’est-à-dire où on lance le filet et où on voit ensuite ce qu’on ramasse ? Des écoutes pendant une aussi longue durée ? Est-ce que cela justifie de saisir la totalité de l’ordinateur portable de Me Herzog ? J’en suis nettement moins sûr.

Aucune loi n’est parfaite ; on peut la modifier, on devra certainement le faire. Mais il y a, au-delà de la loi et de son esprit, des institutions et des pratiques. En l’espèce, l’esprit qui a visiblement présidé à ces investigations de la part des magistrats n’est pas satisfaisant pour le fonctionnement normal des institutions et de la démocratie.

Plus largement, les affaires ne gomment-elles pas une fois de plus la politique et ses véritables enjeux ?

On peut évidemment enfoncer des portes ouvertes et dire que les affaires bénéficient au Front national. Au premier abord, ces commentaires sont exacts, je ne les méconnais pas. Comme je n’ignore pas que les préoccupations essentielles des Français sont l’emploi et la situation économique et sociale.

Toutefois, ces affaires sont profondément politiques. Elles ne sont pas des épiphénomènes qui viendraient jeter des rideaux de fumée sur le reste. Ce n’est pas un hasard si le gouvernement actuel (quel que soit son amateurisme par ailleurs) n’a jamais su impulser un vrai débat sur les questions des libertés, alors que c’était un des thèmes favoris ou requis de cette partie de l’échiquier politique.

La question générale des droits et des libertés est mort-née avec l’élection de François Hollande. Tout cela est donc la trace d’une impuissance politique dans ce domaine comme dans ceux qui intéressent en priorité les Français. Ou pire, celle d’un alignement sur les thèmes les plus sécuritaires sur le terrain des libertés.

Pensez-vous que la garde des Sceaux a dérapé, ou au contraire qu’elle mène une politique garantissant davantage d’indépendance aux juges, notamment à ceux du parquet ?

Sur ce terrain-là, l’indépendance des parquets est aujourd’hui scrupuleusement respectée. On le voit bien dans un certain nombre de poursuites engagées à l’initiative du parquet, pour lesquelles, si elle avait été consultée, la Chancellerie aurait peut-être eu un avis divergent ! Or, aujourd’hui, respecter l’indépendance des parquets, c’est aussi respecter le fonctionnement d’une institution judiciaire totalement déséquilibrée et très archaïque. Nous avons besoin de modifier tout cela, et de nous mettre en conformité avec les standards internationaux, notamment la Convention européenne des droits de l’homme.

En deux ans, le code de procédure pénale a été modifié, non pas sur l’initiative du législateur français, mais parce que la Cour européenne l’a contraint à adopter des dispositions nouvelles, notamment sur le régime de la garde à vue. Elle a aussi posé la question, toujours pas tranchée, de la nature exacte du parquet : instance indépendante ou non ? C’est dire notre incapacité française à avancer sur ce point.

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