Jihad en Syrie : « Une forme de déni de liberté »

En criminalisant les jeunes qui veulent partir en Syrie « faire le jihad », les autorités françaises occultent les raisons de leur motivation, estime l’avocat parisien Antoine Comte.

Ingrid Merckx  • 22 mai 2014 abonné·es
Jihad en Syrie : « Une forme de déni de liberté »
© Photo : AFP PHOTO / FREDERICK FLORIN

Le 13 mai, sept jeunes « susceptibles d’avoir rejoint un camp d’entraînement » en Syrie sont arrêtés à Strasbourg. Le 18 mai, le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, annonce que le « plan de lutte contre les filières jihadistes », lancé le 23 avril, a permis d’empêcher « cinq ou six départs » et que la plateforme de signalement et le numéro vert créés ont entraîné « soixante-dix signalements très sérieux ». L’avocat Antoine Comte dénonce les dérives possibles de ces mesures.

Le plan de lutte conte les filières jihadistes criminalise-t-il les jeunes partant en Syrie ?

Antoine Comte :  La Commune, la guerre d’Espagne… C’est une vieille tradition en Europe de voir des jeunes rejoindre des luttes pour la liberté. Il y a une guerre pour la liberté en Syrie. Il y a même un soutien officiel de la France à l’égard des courants rebelles syriens. Or, on est en train d’interdire à des Français de partir soutenir ceux-là mêmes que l’État soutient. Qu’on les criminalise représente une forme de déni de la liberté individuelle et de la liberté d’engagement.

Le manque de sympathie qui s’exprime est-il lié à une forme d’islamophobie ?

Sur tout ce qui est lié au jihad, il y a une forme d’islamophobie. C’est compliqué de dire qu’on peut rejoindre la rébellion… mais pas n’importe laquelle. Car, ce faisant, l’État se met en position de trier les rebelles. Même si certains courants jihadistes – curieusement, pas ceux qui seraient proches d’Al-Qaïda – sont en train de faire la guerre à d’autres rebelles, une telle confusion règne là-bas que je ne vois pas comment on peut décréter quels courants sont fréquentables. D’autant qu’on ne sait pas lesquels les Français rejoignent. Que les services de renseignement aient peur que ces personnes, une fois formées à des activités guerrières, deviennent dangereuses pour notre société, c’est compréhensible. Mais quelle est la compétence d’un juge français sur des faits commis à l’étranger dans un contexte de guerre ?

Lutter contre le terrorisme, contre l’embrigadement, contre la radicalisation : qu’est-ce qui relève réellement de la justice ?

Le grand problème du XXIe siècle, c’est le terrorisme. Et tout ce qu’on met dedans apparaît susceptible de troubler l’ordre. La situation rappelle les lendemains du 11 Septembre, où l’on a vu se développer une forme de Patriot Act à la française. « Soupçonnés de faire le jihad » ne semble pas un motif d’intervention suffisant. Je veux croire qu’on reproche à ces jeunes de s’être insérés dans un groupe armé qui commet des infractions sur un territoire étranger.

Le fichier Schengen de « personnes susceptibles de partir » menace-t-il les libertés ?

Un tel fichier pose des problèmes tant les choix diffèrent entre les Britanniques, les Français et d’autres pays d’Europe. La Turquie semble jouer un double jeu : elle utilise les courants islamistes pour justifier une intervention en Syrie et, dans le même temps, informe les gouvernements européens sur leurs ressortissants sur place.

Que penser de dispositions telles que la privation de passeport ou la déchéance de nationalité ?

La déchéance de nationalité est très rare. Le vrai problème est : pourquoi des jeunes s’estiment-ils encouragés à partir pour la Syrie ? Pourquoi avec certaines bandes ? Les courants jihadistes font-ils un travail d’embauche particulier ou y a-t-il des raisons plus profondes, comme la difficulté d’être français d’origine musulmane ? En France, il existe une volonté forte de franciser les immigrés. En Grande-Bretagne, les étrangers conservent leurs traditions. Pour autant, aucune des deux approches n’empêche des jeunes de ces deux pays de se sentir concernés par la lutte en Syrie. Le rétablissement de l’autorisation parentale de sortie du territoire ne paraît pas absurde, mais quelle attitude la société doit-elle avoir face à ces jeunes ? On évoque souvent les Brigades internationales pendant la guerre d’Espagne, mais se souvient-on des jeunes Français d’extrême droite engagés dans la guerre inter-yougoslave aux côtés des Serbes ? Ça n’a jamais posé problème… Avec ceux qui partent en Syrie, on touche à la fois à la question du terrorisme et au problème de l’intégration des jeunes d’origines musulmane et maghrébine.

Un numéro vert, une plateforme de signalement : où situer la frontière entre protection et délation ?

On peut, à un moment donné, présenter une mesure comme justifiée, mais ce qui est mis en place a tendance à s’appliquer à d’autres sujets que ceux prévus initialement. Exemple : les fichiers génétiques pour les auteurs de viol, procédé qui s’est étendu à toutes les infractions, jusqu’aux faucheurs volontaires… De même, la consultation d’un site suspect peut entraîner la vérification de tout ce qui se trouve dans l’ordinateur de la personne. Il ne faudrait pas que cette pratique devienne légale.

Société Monde
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