Le Monde perd ses têtes

En désaccord avec la direction, plusieurs rédacteurs en chef ont démissionné
de leurs fonctions, révélant une profonde crise de management du quotidien.

Jean-Claude Renard  • 14 mai 2014 abonné·es
Le Monde perd ses têtes
© Photo : AFP PHOTO / MIGUEL MEDINA

[ Ajout, mercredi 14 mai à 12h: Natalie Nougayrède a démissionné de son poste de directrice du Monde . ] En mars 2013, Natalie Nougayrède était élue directrice des rédactions avec 80 % des voix des membres de la société des rédacteurs. Plus d’un an après, la première femme à diriger le Monde se retrouve très largement contestée, dans une situation difficile, sinon dans l’impasse. À tel point que sept rédacteurs en chef et rédacteurs en chef adjoints, sur onze, ont rendu leur tablier le 6 mai. Décision spectaculaire s’il en est.

Avec panache et un certain courage, Françoise Tovo, Cécile Prieur, Nabil Wakim, Julien Laroche-Joubert, François Bougon, Damien Leloup et Vincent Fagot, épuisés et découragés, ont démissionné de leur fonction. Se justifiant dans un message interne collectif adressé à leur directrice et au président du directoire, Louis Dreyfus : « Nous avons envoyé de nombreux messages d’alerte pour signaler des dysfonctionnements majeurs, déplorent-ils, ainsi qu’une absence de confiance et de communication avec la direction de la rédaction, nous empêchant de remplir nos rôles à la rédaction en chef. […] Nous faisons aujourd’hui le constat que nous ne sommes plus en mesure d’assurer les tâches qui nous ont été confiées. » Les démissionnaires restent « disponibles pour traiter les affaires courantes jusqu’à la nomination d’une nouvelle équipe ». Le malaise est criant, il couvait depuis plusieurs mois devant un espoir déçu. Dans ses soixante-dix années d’histoire, célébrées cette année, le quotidien n’avait jamais connu pareille crise. Les griefs sont multiples. À commencer par une nouvelle formule, annoncée pour ce printemps mais repoussée à la rentrée, sans que personne ne connaisse les raisons profondes de cette décision, dont on déplore la rigidité.

Plus en cause surtout, et en souffrance, l’organisation du site Web et le projet de « mobilité interne », présenté en février, censé renforcer en majorité les effectifs du numérique, entraînant un redéploiement de 57 postes de la rédaction papier. Cette réorganisation entraînerait la suppression des rubriques banlieue, logement et environnement, résultant de la pression des annonceurs, dont les intérêts seraient opposés aux contenus. Ce projet résonne comme une incitation à la démission tout en affaiblissant les services, aussi est-il perçu par certains comme un plan social déguisé, d’autant que 13 journalistes en CDD ne verraient pas leur contrat renouvelé. Enfin, les démissionnaires soulignent l’absence de communication avec la direction des rédactions, l’incapacité à travailler collectivement. Dans un autre communiqué, les sociétés des rédacteurs du Monde (SRM) et du Monde interactif (SRMIA) ont souligné « une perte globale de confiance dans la gouvernance du journal », regrettant un « problème de méthode et d’organisation qui exige un vrai ressaisissement au sommet ». C’est donc tout le management de Natalie Nougayrède et de ses ex-deux adjoints, Michel Guerrin et Vincent Giret, qui est remis en cause et place le journal sous tension, ces deux derniers ayant quitté leurs fonctions le 9 mai.

Dans un rapport que s’est procuré Mediapart (d’un cabinet tourné vers l’évaluation et la prévention des risques professionnels), la crise se révèle plus aiguë encore, avec « des déficiences managériales importantes », le « sentiment d’une organisation à bout de souffle », « le sentiment d’absence de projet éditorial clair » et « une démobilisation », « un délitement du collectif ». À la veille d’une nouvelle formule, ce ne sont pas les meilleures conditions qui sont énoncées là. Et, en off, la critique est nettement plus sévère. On reproche à Natalie Nougayrède de « n’écouter personne », de « n’avoir pas de décision ou de vision éditoriale à long terme entre le print et le Web », des méthodes « isolées et personnelles », « autoritaires » et un comportement « paranoïaque », « débordé », quand il s’agit de diriger une équipe de plus de 400 personnes. La rupture est consommée. Dès lors, jusqu’à quand le trio Bergé, Niel, Pigasse soutiendra-t-il Natalie Nougayrède ? Celle-ci donne le sentiment de vouloir sauver ce qui peut encore être sauvé et a annoncé « une direction renouvelée, renforcée et collégiale ». N’est-ce pas un peu tard et pourra-t-elle survivre à une telle crise ?

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