Réflexions sur la démesure des crimes de masse

Les éditions Le Bord de l’eau publient un recueil de textes du philosophe allemand Günther Anders.

Denis Sieffert  • 10 juillet 2014 abonné·es

Le 17 août 1944, Günther Anders écrit ceci : « C’est de bon cœur que je renonce à l’incommensurabilité du monde et de Dieu. En revanche, je ne suis pas prêt à renoncer à la vision des choses énormes que nous, les hommes, nous sommes capables de causer et avons de fait causées : je veux parler de l’énormité de nos forfaits. » Ces quelques mots situent bien la quête du philosophe allemand.

Comment prendre conscience de la démesure des crimes de masse ? Comment l’imaginer ? Comment l’exprimer ? Parce que nous sommes ainsi pris par le vertige d’une réalité inimaginable, Anders se tourne vers une autre interrogation : est-ce que ces Européens à qui on reprochait d’avoir « fermé les yeux » pouvaient « voir » ? Et Anders répond : « L’énorme n’atteignait plus leurs yeux. » Comme si la démesure des crimes nazis anesthésiait la conscience. Il cite Napoléon qui professait cyniquement que les « forfaits mesquins », lorsque la victime a un nom et un visage, font passer des nuits blanches à ceux qui les commettent, alors que les « grands crimes » finissent par n’être plus rien d’autre qu’une statistique dans la mémoire des assassins. Il arrive donc que l’horreur tue l’horreur. Quand le crime ne laisse même plus de cadavre, mais de la « non-existence ». C’est ce qu’Anders appelle « l’aveuglement rétrospectif ». Paru sous le titre  Visite dans l’Hadès, le livre singulier que viennent d’éditer dans sa version française les éditions Le Bord de l’eau est composé de récits de voyages d’Anders à Auschwitz, en 1966, et à Breslau (sa ville natale, devenue Wroclaw en 1945 après son rattachement à la Pologne). La référence à Hadès, « maître de l’enfer » dans la mythologie grecque, définit bien le projet de l’auteur. Il s’agit d’explorer un monde souterrain devenu invisible. Ce n’est donc pas tant un livre sur le « devoir de mémoire » qu’une réflexion sur l’effacement. Anders ne combat pas, à proprement parler, l’oubli, il se rend sur les lieux d’un crime conçu pour ne pas laisser de traces. Et c’est la « modernité » du crime qu’interroge l’auteur qui, dans son œuvre majeure, l’Obsolescence de l’Homme, évoque la « honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées » .

Anders doit être lu pour son actualité, parce qu’il a très tôt fait la critique d’un progrès aveugle et d’un certain positivisme. Conséquent avec lui-même, il fut, jusqu’à sa mort, en 1992, un farouche adversaire du nucléaire. Visite dans l’Hadès, avec la présentation et la postface de Christophe David, permet d’aborder cet auteur longtemps méconnu, et qui peut être considéré comme l’un des pères de la pensée écologiste.

Idées
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