Daesh et notre jeunesse

TRIBUNE. Aucune idéologie, même progressiste, n’est immune de criminalité. Pas plus que les religions.

Alain Lipietz  • 27 novembre 2014
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Daesh et notre jeunesse
© **Alain Lipietz** Économiste, ancien député européen Europe Écologie-Les Verts. Photo : DR

je reste bouleversé depuis que journalistes et associations d’assistance aux parents nous révèlent l’effrayante banalité des jihadistes européens. De braves jeunes gens s’affichent en vidéo, tout contents de crimes justifiés par la religion ou la nationalité de leurs victimes. Crimes que l’on qualifierait, non sans raison, de nazis. « Majoritairement des convertis, des filles, des classes moyennes, certains de familles cathos, juives… » Ne parlons pas du profil « gorgés de jeux vidéo, séduits par l’image même des décapitations »  : il est clair que certains basculent dans le jihadisme sans passer par la case religion. Mais beaucoup le font sur la base d’une révolte généreuse contre l’injustice du monde, nappée de spiritualité, codée en religion. « Des garçons très gentils… »

On ne s’engage pas aux côtés de l’État islamique principalement comme on s’engageait dans la Légion pour casser du Viet ou du fellagha, mais comme, dans ma jeunesse, on partait suivre le Che en Bolivie ou mère Teresa en Inde, ou comme, avant moi, on portait des valises pour le FLN, on allait au kibboutz, on s’engageait dans les Brigades internationales. Je suis bouleversé par ces parents qui ne comprennent pas. Et je me demande : « Quand nous, soixante-huitards, nous engagions dans le trotskisme, l’anarchie ou le maoïsme, avions-nous tort de négliger l’angoisse de nos parents ? » On va dire : « Rien à voir ! Nous nous engagions dans une cause juste, progressiste mais risquée, eux dans une entreprise criminelle, foulant aux pieds toutes les conquêtes humanistes des derniers siècles ». On dira aussi : « Notre motivation n’était pas sentimentale mais rationaliste, la leur n’est que religieuse, obscurantiste… » Aujourd’hui, en sommes-nous si sûrs ? Le rationalisme ? S’engager jadis au nom du « matérialisme historique » nous coinçait du côté des Staline, Brejnev, Mao, Tito, Giap, Pol Pot… Passons. Ou alors de Trotski. Mais comme dit La Rochefoucauld : « C’est un grand avantage que de n’avoir rien fait, mais il ne faut pas en abuser. » Rien fait, Trotski ?, s’exclamaient les anarchistes. Et Cronstadt, et l’Ukraine alors ? Mais les anarchistes auraient-ils publié sur le Net les viols et les massacres de religieuses commis par certains d’entre eux pendant la guerre d’Espagne ? Bref : aucune idéologie, même « progressiste », n’est immune de criminalité. Pas plus que les religions.

Les religions ? Mon milieu soixante-huitard s’enracinait dans l’Action catholique, étudiante ou ouvrière. Mes meilleur(e)s ami(e)s de la gauche ouvrière et paysanne en venaient, comme la plupart des mes futur(e)s ami(e)s révolutionnaires latino-américain(e) s. L’un passa des blousons noirs à la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC). Un autre a vu son fils se convertir à l’islam. Il m’a dit : « On devenait catholique en rencontrant un aumônier intègre, aujourd’hui on rencontre un imam intègre. » Que le catholicisme ait perdu le pouvoir d’attraction des années 1960 est sans doute lié à la crispation papale sur la répression sexuelle. Mais le fait est là : la religion reste un puissant facteur de transformation de la générosité en engagement « risqué » (elle s’en vante d’ailleurs, du « risque de la foi »). Et la preuve est faite depuis l’Inquisition (et même depuis Cyrille d’Alexandrie et ses Parabalanis qui dépecèrent Hypatie) : les religions d’amour qui prêchent de tendre la joue gauche ne préviennent pas des crimes commis en leur nom. Quel antidote alors ? D’abord l’esprit de responsabilité de ceux qui détiennent quelque crédibilité politique ou religieuse. Je comprends, mais n’approuve pas, ceux qui s’énervent : « Les musulmans, les marxistes, les chrétiens n’ont pas à se justifier des crimes commis en leur nom. » Le principe de responsabilité (ce devoir de « répondre » de ce que nous avons fait ou dit) ne commande pas de se justifier, mais de dire : « Stop ! Pas au nom du marxisme, pas au nom de notre foi ! Et je vais t’expliquer pourquoi. » Car il y a des jeunes qui croient réellement que le Royaume ou l’Avenir ont besoin de crimes pour accoucher du Nouveau.

Cela demande un travail, la recherche patiente du débat, et je sais que certains religieux musulmans le font. Des dirigeants de la Gauche prolétarienne ont remercié Sartre de les avoir retenus au bord du terrorisme, ce que n’ont peut-être pas assez fait Negri ou Sofri vis-à-vis de leurs émules italiens des années 1970. Et sans doute dois-je remercier mes pères politiques, les Terray, Heurgon, Henri Leclerc, Bernard Lambert, André Gorz, de nous avoir enseigné à la fois le sens de la critique radicale et le sens du relatif… Cela demande aussi une clarification sur la question du relativisme en matière d’éthique et de politique. La morale n’est pas un absolu, elle progresse de génération en génération, et toutes les cultures apportent leur pierre. Mais elle édifie ainsi des valeurs universelles telles que le pacifisme, le féminisme, le libre examen. Et, surtout, elle dit que la fin ne justifie pas les moyens.

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