L’islamisme en questions

Grâce à Olivier Roy et à trois spécialistes du Jihad islamique palestinien, on mesure les mésinterprétations du discours médiatique.

Denis Sieffert  • 13 novembre 2014 abonné·es
L’islamisme en questions
© **De la théorie à la libération, histoire du Jihad islamique palestinien** , Wissam Alhaj, Nicolas Dot-Pouillard, Eugénie Rébillard, La Découverte, 214 p., 18 euros. **En quête de l’Orient perdu** , Olivier Roy, Le Seuil, 314 p., 21 euros. Photo : John Moore/Getty Images/AFP

«Islamisme » : combien de fois entend-on ce mot chaque jour, et à tout propos ? Depuis la lycéenne portant le hijab et tentée par le voyage en Syrie, jusqu’à l’organisation État islamique. Depuis le Hamas jusqu’aux talibans. Que de confusions et d’amalgames malveillants ! Ce mot « valise » est, il est vrai, d’une redoutable efficacité pour stigmatiser les personnes et les groupes, et pour produire une suspicion collective dévastatrice. Or, voilà que deux ouvrages de factures très différentes nous invitent, à leur façon, à réfléchir à ce concept mal défini. Le plus personnel est celui d’Olivier Roy, En quête de l’Orient perdu, qui se présente sous la forme d’un entretien absolument passionnant entre le grand spécialiste de l’islam politique et le journaliste Jean-Louis Schlegel. On y suit l’itinéraire d’Olivier Roy depuis ses années Mao jusqu’au CNRS. Quarante ans d’une vie hors du commun partagée entre la passion du terrain et des gens, et les livres. Nous ne sommes pas ici hors de notre sujet, car il n’est pas indifférent de voir comment la définition de l’islamisme que nous propose Olivier Roy s’est construite dans l’expérience. Une expérience qui suit les méandres de l’histoire et permet de comprendre l’avènement et les métamorphoses de l’islamisme en Iran et en Afghanistan, puisque ce sont les pays sur lesquels le jeune Olivier Roy a jeté son dévolu dès 1969 avec un épique voyage en autostop jusqu’à Kaboul.

On se dit d’ailleurs en lisant ces pages fourmillant d’anecdotes pleines de sens que le monde a bien régressé depuis cette époque où un gamin de 19 ans, à peine sorti de la khâgne de Louis-le-Grand, pouvait se balader seul jusqu’aux confins du Nouristan, et partager dans cette province proche du Pakistan l’ordinaire de villageois pacifiques et chaleureux. Il y retournera maintes fois dans des situations moins paisibles, notamment durant la guerre contre les Russes. De ses multiples voyages est sorti en 1992 un livre dont le titre sonne aujourd’hui comme un contresens historique : l’Échec de l’islam politique. Roy s’en explique. L’islam politique a échoué parce qu’il a démontré dans les faits l’incompatibilité de la religion avec l’État. Il ne s’agit évidemment ni « de la disparition de la référence à l’islam dans la vie politique », ni « de l’impossibilité pour les islamistes de venir au pouvoir ». Mais de l’aporie d’une cohabitation entre deux ordres qui revendiquent une légitimité exclusive. À ce sujet, Roy raconte que des mollahs de Qom, la ville sainte de l’Iran, l’ont interpellé un jour de 1995 à propos du titre de son livre, lui opposant le concept chiite de « Grand Ayatollah » ou de « Guide suprême » qui, selon eux, réconcilierait l’État et l’islam. « Mais qui décide de qui est le Guide ? », leur demande-t-il. « La kalachnikov », réplique un jeune homme, provoquant rires et réprobations dans l’auditoire. Le droit ne peut venir que de l’État, insiste Olivier Roy, car « Dieu se tait » et « c’est le grand problème des théocraties ». Au fil des pages, le politologue s’attache à briser le préjugé essentialiste. Il n’y a pas une, mais de multiples références possibles à l’islam en politique. « Pour comprendre le cheminement qui peut conduire à Al-Qaïda, je n’ai jamais pensé, dit-il, que je devais chercher les causes du côté du Coran. » « Pourquoi, demande-t-il, ce serait seulement dans les années 1980, quatorze siècle après la Révélation, que terroristes et experts découvriraient soudain une justification théologique du terrorisme que personne n’avait remarquée jusqu’ici ? » Il n’y a donc pas d’islamisme « transversal », mais des révoltes et des radicalisations qui ont toutes à voir avec « des logiques de mobilisation internes à chaque société ». Olivier Roy en vient à critiquer sévèrement deux attitudes de la gauche française : le « multiculturalisme » qui fait de l’identité un « instrument conceptuel » passe-partout, et le « laïcisme phobique » qui produit en son nom des lois répressives.

Le deuxième ouvrage est une étude de cas. Le journaliste palestinien Wissam Alhaj, le chercheur Nicolas Dot-Pouillard et l’arabisante Eugénie Rébillard se penchent sur l’histoire du Jihad islamique palestinien. Pas étonnant de retrouver, dans le rôle du préfacier cette fois, Olivier Roy, qui met en garde le lecteur contre le recours à une grille d’interprétation qui fige les mouvements dits islamistes, « les détache de leur histoire et de leur contexte », et utilise pour les classifier une échelle de violence et qui fait du facteur religieux un « critère dominant ». Il n’y a pas meilleur exemple, hormis peut-être le Hezbollah libanais, que ce mouvement palestinien très implanté à Gaza, pour brouiller les préjugés, et restituer une complexité qui fait souvent défaut dans les analyses. Les auteurs nous montrent au fil d’une enquête très documentée la diversité des sources du Jihad islamique et le caractère hétéroclite de son « patrimoine idéologique ». Parmi les sources ici recensées, on ne s’étonnera pas de trouver la filiation avec le « héros-fondateur », Ezzedin Al-Qassam, père de la lutte armée contre la double colonisation juive et britannique dans le années 1930, ou « l’héritage classique de l’islam politique », ou une proximité souvent conflictuelle avec les Frères musulmans, ou encore l’influence de la révolution iranienne. On sera davantage étonné de trouver des emprunts à la culture marxiste, anti-impérialiste, tiers-mondiste qui rend compte d’une « gauchisation » de l’islam politique « inspirée, nous disent les auteurs, des expériences nationalistes révolutionnaires des années 1950 et 1960 ». Pour mieux cerner cet « objet politique non identifié », les auteurs ne craignent pas de puiser dans le vocabulaire maoïste. La « contradiction principale » pour le Jihad islamique palestinien n’est pas, selon eux, « la guerre de religions », ni « la polarisation entre laïcs et islamistes », ni bien sûr « le conflit des civilisations ». C’est bien davantage un « tiers-mondisme » opposant le « Nord » israélien au « Sud » palestinien, « Caracas à Washington, Tel-Aviv à Gaza ». Plutôt Hugo Chavez qu’un prédicateur des Frères musulmans ! On dira que le Jihad palestinien est un cas à part. Et si tous les mouvements islamistes étaient des « cas à part » ?

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