Après la liberté et la fraternité, l’égalité !

Que va devenir cet élan de générosité ? Dès lundi, la lourde machine à récupérer est entrée en fonction.

Denis Sieffert  • 14 janvier 2015 abonné·es
Après la liberté et la fraternité, l’égalité !

L’histoire nous l’a enseigné, les grands élans d’union nationale n’ont pas que des avantages. On connaît la mécanique : le gouvernement en place, quel qu’il soit, a plus que d’ordinaire les coudées franches ; les contre-pouvoirs sont inhibés, et la pensée binaire envahit les esprits. Les unanimités de façade sont inquiétantes parce qu’elles sont trop contraires à la réalité d’une société déchirée et fracturée par les inégalités. On est donc en droit de se demander où est le non-dit, le refoulé ? Quand et comment il va resurgir ? On en a déjà un triste aperçu. Depuis une semaine, des mosquées sont attaquées. Les réseaux sociaux se déchaînent. L’islamophobie et l’antisémitisme rodent. Quant à l’exécutif, que va-t-il faire de ce supplément de pouvoir ? Au lendemain de l’extraordinaire journée du 11 janvier, ces questions se posent plus que jamais.

En disant cela, nous sommes bien conscients de sortir déjà du consensus. Prenons ce risque. Au fond, dans un tout autre registre, Politis, comme Charlie, a été créé pour ça. C’est aujourd’hui pour nous d’autant plus compliqué qu’il y a une part de ce consensus que nous revendiquons et dans lequel nous nous retrouvons pleinement. Je devrais peut-être m’arrêter là. C’est déjà trop pour la pensée binaire… Continuons cependant. Dans la grande communion laïque de dimanche dernier, deux principes de notre devise républicaine étaient de sortie : liberté et fraternité. Il y avait dans les rues de Paris et de tant d’autres villes une ambiance fraternelle qui faisait chaud au cœur. Les jeunes s’étaient mobilisés en masse. Des sociologues nous diront peut-être si l’impression que nous avons eue d’une population plutôt blanche et très « classe moyenne » était ou non conforme à la réalité. Pour la suite, le constat n’est pas indifférent. En tout cas, ceux qui étaient là transmettaient une énergie positive. Je retiendrai tout de même cette image de jeunes gens juchés sur le socle de la statue de la République, et qui chantaient « la Marseillaise » en agitant des drapeaux turcs, tunisiens et algériens. Une réponse à ceux qui ne veulent connaître que des identités simples. L’ennui, c’est que ceux-là, les obsédés d’une « pure » identité nationale, pourvoyeurs en 2009 d’un débat calamiteux, étaient présents eux aussi à quelques encablures. Ambiguïtés du consensus !

Comme étaient présents ces chefs d’État étrangers peu fréquentables. Exalter la liberté au côté du Hongrois Victor Orban, qui a réinventé les camps de travail pour les chômeurs et les Roms, ou du piètre démocrate gabonais Ali Bongo, quelle ironie ! Tous ces invités, avançant en rangs serrés pour une marche de trois cents mètres sur un boulevard dont on avait chassé le moindre passant, quelle ridicule mise en scène ! Les arrière-pensées politiques étaient si évidentes ! Le Grec Antonis Samaras, en pleine campagne électorale, était venu tirer argument des attentats de Paris pour discréditer son grand rival de Syriza sur le thème de l’immigration. L’Espagnol Mariano Rajoy était là, lui aussi un « Charlie » d’occasion, alors qu’il est l’auteur de la loi dite « du bâillon » visant à faire taire ses opposants. Et que dire de la présence de Benyamin Netanyahou, incarnation du colonialisme et de l’apartheid ? Incongruité de ces intrus qui font plus partie du problème que de la solution. À leur propos, on avait envie de paraphraser Desproges : « On peut pleurer de tout, mais pas avec n’importe qui ! »

Heureusement, il y avait la manifestation, la vraie, et la fraternité était bel et bien au rendez-vous. La solidarité aussi, bien sûr, avec le fameux « Je suis Charlie », que les grands médias, hélas, nous ont servi jusqu’à l’hystérie. Mais, revenons à notre question. Que va devenir cet élan de générosité ? Que vont en faire François Hollande et Manuel Valls ? Dans un superbe entretien aux Inrocks, Luz, le survivant, se montre sans illusions : « Cet unanimisme, dit-il, est utile à Hollande pour ressouder la nation […] et à Marine Le Pen pour demander la peine de mort. » On pourrait poursuivre l’énumération. Il va peut-être servir, allez savoir, à faire passer en douceur la loi Macron… Bref, à reléguer le débat politique. Et, en effet, dès lundi, la lourde machine à récupérer est entrée en fonction. Premier angle d’attaque, le sécuritaire. Ce n’est pas tant la mobilisation record de dix mille militaires supplémentaires pour surveiller « les points sensibles » qui inquiète, que les projets de durcissement d’une législation pourtant déjà bien pourvue. Un Patriot Act à la française n’est pas à exclure. C’est-à-dire un statut juridique qui déroge à toutes les règles du droit. À quand notre Guantanamo ? Le pire n’est pas certain, mais ce très mauvais débat est ouvert.

Une autre menace plane qui n’est pas le fait du gouvernement mais d’intellectuels revanchards qui s’en prennent à tous ceux qui ont critiqué Charlie, ou qui ont mis en garde contre le risque de propagation de l’islamophobie. C’est un comble ! Au nom de la liberté d’expression, on voudrait museler la liberté d’expression. Pour notre part, il va sans dire que nous assumons tout. Et que ces tentatives d’intimidation n’auront pas d’effets sur nous. Nous n’allons pas encenser aujourd’hui le virage à droite de Charlie, version Philippe Val, au début des années 2000, son soudain tropisme atlantiste, son soutien aux gouvernements israéliens, son engagement en faveur du traité européen de 2005. Comme nous n’allons rien retirer à nos critiques exprimées après la publication des fameuses caricatures de Mahomet. Il manquerait plus qu’il soit interdit de réfléchir à la notion de liberté et à celle, non moins complexe, de responsabilité. Car il n’est pas vrai que l’une aille sans l’autre. Et il n’est pas de journaliste qui ne se pose en permanence ces questions. Pas même les dessinateurs de Charlie.

Mais, la critique évidemment n’enlève rien à l’admiration que l’on pouvait avoir pour ces grands chroniqueurs de notre temps que furent en particulier Cabu et Wolinski, pour ne parler que des deux figures les plus emblématiques. Le Grand Duduche, les Beaufs, les nanas de Wolinski sont des personnages éternels. Mais Cabu était surtout pour nous un immense caricaturiste politique. Un portraitiste profond. Chirac, Mitterrand, Balladur, Jospin, Sarkozy, ils sont tous passés sous la pointe de son crayon, sèche et cruelle, avec une indicible lueur de tendresse. Derrière les masques de ces personnages aspirés par le pouvoir, on apercevait le pathétique. C’est le récit d’un demi-siècle d’histoire qui s’est écrit sur ses calepins. La tuerie du 7 janvier m’a laissé, comme beaucoup, longtemps incrédule. Comment pouvait-on haïr ces hommes-là ? Notre talentueux Aurel, qui s’inscrit dans la lignée, leur rend hommage cette semaine dans Politis. Et nous pensons, bien sûr aussi à toutes les autres victimes de cette semaine sanglante : chroniqueurs, dessinateurs, correcteur, flics héroïques. Et aux quatre otages de l’épicerie casher de la porte de Vincennes. Ceux-là n’avaient rien dessiné, rien dit, rien fait, mais ils étaient juifs. Et puis, bien sûr, nous adressons un salut amical à Fabrice Nicolino, gravement blessé, mais miraculeusement vivant. Il a été des nôtres pendant douze ans. Nous l’embrassons.

Mais quelle sorte d’hommes sont ceux qui peuvent se livrer à pareil carnage ? Qui sont-ils pour avoir choisi de telles cibles ? Des dessinateurs de « petits bonhommes », comme le dit Luz. Pour que les lendemains ne nous entraînent pas sur une trop mauvaise voie, il faudra interroger le profil des assassins. Contrairement à l’obsession médiatique ambiante, ils ne sont pas que des « jihadistes » missionnés par Daesh ou Al-Qaïda. Ils sont aussi des jeunes de chez nous, petits délinquants, psychiquement fragiles, proies désignées des sectes qui leur donnent des raisons de vivre, puis des raisons de tuer et de mourir. Il est compréhensible que nos politiques se ruent sur le sécuritaire, le plus facile, et le plus démagogique. Il devrait être indispensable de s’interroger aussi sur les causes profondes du mal. Pour partie, elles sont à chercher dans une politique internationale désastreuse. Pas tant celle de François Hollande ou de Laurent Fabius, qu’une persistance déjà ancienne dans l’injustice et l’erreur. Pas tant non plus la politique française seule, qu’américaine et occidentale. Il arrive que les bombes nous reviennent en boomerang. L’autre question, tout aussi difficile, est sociale et culturelle. La tentation est forte pour les gouvernements libéraux – et le nôtre l’est, tout socialiste qu’il se prétende – de renvoyer à des causes étrangères ou exclusivement religieuses. Cela évite d’aborder des questions qui ébranlent tout l’édifice des politiques libérales. Sans contenu social, les grands principes comme la laïcité ne sont plus que des « gros concepts », comme disait Deleuze. La morale est indispensable, mais elle n’est pas suffisante. La vigilance antiraciste est indispensable – porter le voile ou la kippa ne peut pas devenir dangereux –, mais elle n’est pas suffisante. La journée de dimanche a réveillé fièrement deux des trois principes de la devise républicaine : « Liberté » et « Fraternité ». Il faudrait d’urgence convoquer le troisième, le deuxième en vérité dans l’ordre de l’Histoire, cette « égalité » sans laquelle les deux autres ne sont que littérature.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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