À chacun son Gramsci !

Le philosophe sarde s’est vu un temps approprié par la droite. Aujourd’hui, il inspire fortement la gauche de la gauche. Un numéro spécial d’ Actuel Marx met à l’honneur le penseur de la bataille des idées.

Olivier Doubre  • 2 avril 2015 abonné·es
À chacun son Gramsci !
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Dans le Figaro du 17 avril 2007, sentant sans doute son heure (élyséenne) venue, Nicolas Sarkozy déclarait tout sourire, en cet entre-deux tours de l’élection présidentielle : « Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci, le pouvoir se gagne par les idées ; c’est la première fois qu’un homme de droite assume cette bataille-là. » On peut se demander si l’homme à la Rolex s’est vraiment plongé dans les quelque 2 000 pages des Cahiers de prison. Comme l’ex-président français, Silvio Berlusconi s’est à plusieurs reprises piqué de « gramscisme ». Là aussi, quelques doutes existent sur l’étendue de ses lectures : ayant situé un dialogue imaginaire entre Togliatti et Gramsci après la conférence de Yalta de février 1945 (alors que Gramsci est mort en prison en 1937 !), il expliqua que les communistes italiens, « ayant renoncé en 1945 à la lutte armée », étaient parvenus « à occuper les “casemates” du pouvoir : édition, presse écrite, journalisme, écoles, universités et magistrature ». Notons le comique de la tirade du Cavaliere, à la tête d’un véritable empire en Italie…

Pour sommaire que soit ce « Gramsci carnavalisé », selon le mot de l’anthropologue italienne Lynda Dematteo, chercheuse à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et spécialiste du populisme de droite, il indique néanmoins que certains conseillers et intellectuels de droite, au service de ces leaders libéraux ou conservateurs, semblent avoir souhaité « étendre le conflit politique à la sphère culturelle pour battre la gauche sur son propre terrain ». En engageant la « bataille des idées » (dès la fin des années 1970), cette droite souvent extrême s’est voulue « plus gramscienne que la gauche » et, via ce « retournement du gramscisme », a sans doute réussi à « renverser 68 ». Si l’on ne sait pas précisément qui a soufflé à Berlusconi la référence gramscienne, il semble que ce soit Patrick Buisson, ancien journaliste à Minute, devenu l’un des spin doctors de Nicolas Sarkozy, qui ait essayé avec celui-ci cette « recette ». Non sans succès.

Si l’engouement pour Gramsci opère actuellement fortement sur une partie de la gauche de la gauche et des nouveaux mouvements sociaux, au sud de l’Europe ou en Amérique latine notamment, la pensée du révolutionnaire sarde a été étudiée et utilisée dès le milieu des années 1970 par le mentor de la nouvelle droite, Alain de Benoist. Dans une perspective de subversion et de dépossession des valeurs de la gauche, stratégie ancienne à l’extrême droite (Gramsci, face aux fascistes italiens et à leurs discours « sociaux » dans les années 1920, pointait déjà les dangers de la « subversion réactionnaire » ), cette nouvelle droite appelait à se détourner du combat purement politique et à se déplacer sur le terrain de la culture. Nombre de textes d’Alain de Benoist commentent ainsi Gramsci – en laissant évidemment de côté les caractères marxistes de sa pensée – sur la question de la conquête de l’hégémonie culturelle. Cette petite galaxie activiste à la droite de la droite institutionnelle – où figurent nombre des futurs cadres du Front national, mais aussi Patrick Buisson – commença d’ailleurs par revendiquer haut et fort le qualificatif de « droite », banni par les « modérés » ou les « conservateurs » d’alors, car il renvoyait dans l’imaginaire collectif à l’expérience pétainiste.

Cette volonté de réappropriation du terme apparaît dans les deux premiers numéros de la revue Item (janvier 1976), simplement intitulés « La droite », qui rassemblent une foule de contributions d’auteurs de différentes tendances de cette droite extrême. Dans celle d’Alain de Benoist, on peut ainsi lire : « Il n’y a pas de révolution possible, pas de changement possible dans l’ordre du pouvoir si les transformations que l’on cherche à opérer dans le domaine politique n’ont pas déjà été réalisées dans les esprits. Toutes les grandes révolutions de l’histoire ont concrétisé sur le plan politique une évolution qui s’était déjà faite dans les esprits – à commencer, bien sûr, par celle de 1789. »

À les relire aujourd’hui, ces auteurs y apparaissent comme littéralement écrasés sous l’hégémonie culturelle de la gauche, ce qu’ils nomment sans cesse son « terrorisme intellectuel ». Ces textes se veulent alors le coup d’envoi d’une contre-offensive culturelle qui sera couronnée de succès dans les années 1980, parvenant à imposer leur vocabulaire et leurs analyses. En conjuguant grosso modo, et selon les affinités, néolibéralisme en matière économique et autoritarisme néoconservateur dans le domaine culturel et des mœurs. On sait aujourd’hui, grâce aux analyses de Pierre Bourdieu sur les médias ou aux études des cultural studies anglo-saxonnes, combien leurs références sont devenues hégémoniques dans les sociétés occidentales [^2].

Ce rappel de la stratégie du « gramscisme de droite » est intéressant pour appréhender ce qui semble être aujourd’hui le « retour à Gramsci » au sein des mouvements sociaux d’une bonne partie de la gauche radicale et des pensées critiques. On pourrait presque voir un jeu de miroirs, à quarante ans d’intervalle, entre la situation des idéologues de la droite dure de la seconde moitié des années 1970, qui décident alors de « se décomplexer » et de lancer leur offensive intellectuelle, et celle de la gauche de gauche aujourd’hui, qui, après plusieurs décennies d’hégémonie culturelle néolibérale conservatrice, sent peut-être celle-ci amorcer son reflux.

C’est l’analyse que propose le sociologue Razmig Keucheyan, qui a édité en 2012 une anthologie de textes de Gramsci – dont il est à noter que les 3 000 exemplaires imprimés ont été épuisés assez vite, signe du regain d’intérêt pour le penseur italien [^3]. Pour l’enseignant à l’université Paris-IV, « la gauche est à la recherche de stratégies pour parvenir à faire émerger une nouvelle volonté collective de changement, alors qu’après les décennies 1980 et 1990, la conjoncture exige de se poser la question du retour du politique. Gramsci est assurément ici une boussole stratégique et politique ». Toutefois Razmig Keucheyan pointe les différences avec l’usage « plutôt superficiel, très pauvre finalement », de Gramsci à droite. Si celui-ci est bien le penseur de la bataille des idées, il ne conçoit sa possibilité et son efficacité qu’en rapport avec les conditions matérielles de l’époque dans laquelle elle est livrée. « La droite n’a pas gagné à partir du début des années 1980 en appliquant la recette d’un petit Gramsci abstrait : sa victoire est d’abord due aux transformations du système capitaliste qui l’ont rendue possible. Gramsci ne dit pas autre chose d’ailleurs ! » Et le chercheur de souligner que, de ce point de vue, la gauche et la droite ne sont pas dans un rapport symétrique. Mais, face à l’hégémonie néolibérale, une partie de la gauche se tourne vers Gramsci également, parce que « nous sommes dans une époque où la culture, avec les nouvelles technologies, a une place prépondérante : la bataille des idées dépend aussi des conditions matérielles de la culture et de sa diffusion… » .

La droitisation de la société n’est donc pas tombée du ciel ou de la simple volonté d’un petit groupe d’idéologues déterminés ! Gramsci a expliqué, d’une façon qui peut sembler prémonitoire à notre époque, le rôle fondamental des intellectuels et de la vision du monde qu’ils parviennent à transmettre – ou à « médiatiser », au sens propre du terme. Or, souligne Gaël Brustier, chercheur en science politique au Centre de recherches politiques de Sciences Po, « Gramsci a montré comment la vision du monde dominante d’une époque (ce qu’il a appelé l’hégémonie) puise ses sources dans le monde socio-économique et est enracinée dans un contexte ». Particulièrement « gramscien » aujourd’hui, le politiste s’enflamme : « C’est ce qui en fait un penseur d’avenir, aux ressources inépuisables, puisqu’il a forgé des outils pour comprendre l’actualité selon les périodes. » Mais, selon lui, la gauche institutionnelle française n’entend pas « la leçon de Gramsci » et a « une vraie incapacité à comprendre ces questions-là, notamment le lien intrinsèque entre l’idéologie et le contexte social et historique : le PS en particulier disait, lors de son université d’été de fin août 2013, vouloir “engager la bataille culturelle”, mais celle-ci n’était entendue – selon ses propres termes ! – que comme… un simple “changement de logiciel” ».

Une « leçon » (ou une référence) en revanche centrale au sein des forums sociaux mondiaux, organisés pour reconstruire une « hégémonie par le bas, dans les sociétés civiles », et affirmer qu’un « autre monde est possible ». Très vite, « la question posée par leurs participants fut : faut-il prendre le pouvoir ? Et parmi ceux qui répondaient par l’affirmative, beaucoup ont regardé ce qui se passait en Amérique latine ». Où, après l’opposition aux dictatures militaires et l’abandon de toute stratégie armée, les mouvements sociaux s’interrogeaient sur leur traduction en politique. C’est ce que Gramsci appelait la « création d’un “nouveau prince” (référence à Machiavel) chargé de conduire l’émancipation de ceux qu’il appelle les “subalternes” ». Pour le chercheur italien ** Gianfranco Rebucini, enseignant à l’EHESS et contributeur du dossier « Gramsci » dans la dernière livraison de la revue Actuel Marx [^4], le fondateur du Parti communiste italien (PCI) a justement pensé ce qui fait souvent défaut à la gauche de nos jours : l’articulation entre les mouvements sociaux, qui expriment les besoins de la base, et l’organisation politique chargée de leurs réalisations. Une articulation, ou plutôt une alliance, que Gramsci a nommée le « bloc historique ». C’est pourquoi, souligne l’anthropologue, « Gramsci est sans cesse relu par les dirigeants de partis comme Podemos ou Syriza, dont tous les efforts portent sur la réalisation de cette jonction, en ayant bien en tête que l’hégémonie commence à se conquérir dans la société civile. Mais ce n’est pas la seule raison : Gramsci, avant d’être le penseur de l’hégémonie, est d’abord celui de la crise de l’hégémonie dominante, de la crise économique, du capitalisme donc, et de la crise institutionnelle et morale des systèmes politiques » .

Or, si Podemos ou Syriza utilisent les études gramsciennes pour mieux affiner leurs stratégies politiques, c’est d’abord « parce que Gramsci a pensé la phase où une vraie politique populaire alternative prend naissance en dehors des grands partis, avant qu’une nouvelle organisation assure leur traduction dans un projet politique », renchérit l’un des coordinateurs du dossier d’ Actuel Marx, Riccardo Ciavolella. Il est d’ailleurs intéressant de noter que, pour ces intellectuels italiens comme pour les militants de la gauche radicale d’Europe du Sud, Gramsci, plus que le penseur de la bataille des idées, est davantage lu comme celui de la crise et surtout de la mobilisation des populations marginalisées.

L’anthropologue italien explique ainsi cette différence par rapport aux chercheurs français : « Gramsci vu à travers la seule question de la bataille des idées est quelque chose d’un peu ancien en Italie, car c’était là le cœur de la politique du PCI des années 1950 aux années 1980 – puisqu’il était exclu du pouvoir politique quasiment a priori. Mais l’important, l’urgent même, pour les mouvements sociaux qui ont émergé ces dernières années face à la crise économique et aux politiques d’austérité, c’est l’usage que l’on peut faire de sa pensée par rapport aux conditions économiques et sociales concrètes. Donc de traduire politiquement les aspirations des gens, ou de la “multitude”, diraient Toni Negri et Michael Hardt, en créant des passerelles entre les mouvements sociaux. » Au-delà de toutes ses lectures possibles, Gramsci donne finalement une méthodologie à la tâche originelle – ou essentielle – de la gauche : se faire la voix des potentialités d’émancipation au sein du monde social, au sein des mouvements sociaux. Quand elle reste de gauche !

[^2]: Pour une analyse succincte mais structurée de cette « novlangue », voir LQR. La Propagande du quotidien, Éric Hazan, Raisons d’agir, 2006.

[^3]: Guerre de mouvement et guerre de position , Antonio Gramsci, La Fabrique, 2012.

[^4]: Voir interview

Idées
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