« Le Chagrin », au théâtre de la Colline : Le chœur brisé d’une famille

Un émouvant Chagrin du collectif Les Hommes approximatifs.

Gilles Costaz  • 13 mai 2015 abonné·es
« Le Chagrin », au théâtre de la Colline : Le chœur brisé d’une famille
© **Le Chagrin** , théâtre de la Colline, Paris, 01 44 62 52 52. Jusqu’au 6 juin. Photo : JEAN-LOUIS FERNANDEZ

Une maison de Provence toute simple, encombrée de mille objets. Poupées, bibelots, pots de fleurs. Des fleurs si nombreuses qu’elles n’expriment plus la joie mais l’étouffement. Lumière bleutée. Un vieux téléviseur diffuse un programme brouillé et silencieux. Les personnages bougent peu. Ce sont les membres d’une même famille : de jeunes adultes et une femme âgée. Ils se parlent sans se regarder, vivent en parallèle. D’ailleurs, certains sont là, dans le groupe, mais, dans la réalité, se trouvent ailleurs. L’une des filles est partie faire du théâtre à Paris, et l’on saute également dans un service de soins psychologiques. Mais les auteurs de cette création collective, le Chagrin, ont placé toute la parentèle dans un même espace, car c’est l’espace de la tribu, son cadre de vie familiale. Le fils tente des travaux pratiques, mais il échoue dans tout ce qu’il entreprend, casse les objets, fait tomber sur le sol le terreau qu’il malaxe sur la table de cuisine. L’une des filles fait face tant bien que mal à la complexité de papiers à remplir. Au téléphone, les conversations ne s’achèvent pas. L’un ou l’autre raccroche. Quelque chose a eu lieu, qui a désintégré non pas le groupe mais chaque élément du groupe, traversé diversement par les mêmes lignes de fracture.

Longtemps, rien ne nous est dit du drame qui s’est produit. On le devine peu à peu. Enfin, c’est dit : le père est mort. Un employé d’une société de pompes funèbres vient benoîtement s’enquérir du type de cercueil que la famille entend choisir. On ne lui répond pas vraiment. Car c’est d’attentions et de compréhension que la veuve et les enfants ont besoin. Le chagrin tourne dans le local, inguérissable. Ce Chagrin tranche avec tout ce qui se fait aujourd’hui, même si l’on peut penser au théâtre méticuleux d’un Tilly (qui, dans les années 1990, multipliait les touches de réalisme, tant et si bien que ce n’était plus du tout réel) et au travail atmosphérique d’un Pommerat. Mais il y a là quelque chose de très personnel : une sensibilité à vif qui ne cherche pas à se masquer, une émotion contenue et omniprésente qui peut faire penser à certains tableaux religieux – sans qu’il y ait la moindre religion dans ce qui nous est suggéré de la vie de ces personnages. Il est paradoxal d’employer le mot « personnel » à propos d’une œuvre écrite par un collectif d’acteurs et d’auteurs. C’est pourtant le terme qui convient. À croire que la metteuse en scène Caroline Guiela Nguyen, la dramaturge Mariette Navarro, les acteurs Dan Artus, Caroline Cano, Chloé Catrin, Violette Garo-Brunel et Mehdi Limam ont une même âme. Ils ont les mêmes ultrasons dans la profondeur du cœur. C’est patiemment qu’ils travaillent ensemble, à la Comédie de Valence, à partir d’un point de départ, avec la collaboration active des autres partenaires, tels Benjamin Moreau (costumes) ou Jérémie Papin (lumières).

On peut être désorienté par cette forme théâtrale. D’ailleurs, dans sa première partie, la pièce abuse peut-être de son goût du désordre, des choses qui tombent et se répandent. Mais Caroline Guiela Nguyen revendiquerait sans doute une certaine naïveté, plus exactement un art savant de la candeur. Cet art vous enveloppe progressivement, vous envahit et vous prend à la gorge. Rien d’approximatif chez ces Hommes approximatifs (le nom de la compagnie reprend une formule de Tristan Tzara). Chaque seconde est précise sous le sfumato. Après Elle brûle, le Chagrin est une belle confidence qui nous est faite sur notre famille, l’humanité.

Théâtre
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