Comment l’Europe a inventé la « race »

L’historien Jean-Frédéric Schaub voit dans la persécution des juifs d’Espagne les origines de la « racialisation » déployée plus tard en Amérique.

Pauline Guedj  • 16 juillet 2015 abonné·es
Comment l’Europe a inventé la « race »
© **Pour une histoire politique de la race** , Jean-Frédéric Schaub, éd. du Seuil, 336 p., 21 euros. Photo : Une peinture de Karel Ooms datant du XIXe siècle montrant des juifs sépharades lisant clandestinement leurs textes sacrés pendant l’Inquisition. Manuel Cohen/AFP

En 2008, l’historien Jean-Frédéric Schaub publiait L’Europe a-t-elle une histoire ?  (1), un livre qui posait un regard historique sur la fluidité des frontières européennes. Sept ans plus tard, en se concentrant cette fois-ci sur un terme, une catégorie, dont il étudie la construction et la fabrique politique, Schaub fait à nouveau dialoguer histoire et actualité.

Loin de retracer une chronologie des catégories raciales, Pour une histoire politique de la race s’élabore autour d’une question : Quelle «   part doit prendre la recherche historique dans l’élucidation des processus politiques par lesquels des populations et des individus se sont trouvés et se trouvent catégorisés sous le rapport de la race ? » Spécialiste de l’Espagne moderne, Jean-Frédéric Schaub procède à un décentrement original. En effet, si, comme il le souligne, les réflexions sur les questions raciales sont relativement récentes dans le champ académique français, elles ont été largement creusées aux États-Unis.

À partir des années 1950, alors que la Déclaration sur la race de l’Unesco préconisait de remplacer le terme par l’expression « groupe ethnique », les chercheurs américains se saisirent, eux, de la thématique, non pas pour en explorer le leurre biologique, mais pour en analyser le caractère social. Il existerait ainsi un paradoxe entre l’inflation des travaux américains qui s’intéressent au contexte des États-Unis et le peu de recherches effectuées dans d’autres régions où la question raciale est pourtant bien présente. Face à l’erreur épistémologique qui consisterait à faire du cas américain un modèle universel, tout l’enjeu du texte de Schaub sera de produire une historiographie de la race dont le point de vue initial n’est pas les États-Unis mais l’Europe, et dont la période de référence n’est pas contemporaine mais moderne, entre les XIV e et XVIIIe siècles.

Cette posture, que Schaub reconnaît ne pas être le premier à assumer, suppose de s’armer d’une définition de la race sensiblement différente de celle que l’on trouve dans la plupart des études américaines. Schaub revendique une approche à la fois plus restreinte parce qu’elle ne fait pas dialoguer le domaine racial avec d’autres critères distinctifs comme le genre ou la classe, et plus large, «   parce qu’elle s’appuie sur une histoire longue   », incluant une époque où le terme race n’est pas utilisé. Pour l’historien, la matrice de cette histoire raciale européenne est alors à chercher dans un cas qu’il connaît bien, celui des Juifs ibériques convertis de force au catholicisme à partir du XIV e siècle. Le livre décrit admirablement ces conversos, qui, après avoir accepté la foi catholique, restaient passibles de discriminations parce que le judaïsme aurait été présent dans leurs corps et leur sang. Schaub analyse la discrimination subie par les convertis comme la mise en avant d’une nouvelle appartenance au judaïsme non plus fondée sur la religion mais sur une assignation raciale transmissible par la généalogie.

Cette conception d’une matrice juive dans la raciologie européenne donne à Schaub l’occasion de développer plusieurs idées fondamentales. D’abord, elle lui permet d’insister sur le caractère sinueux de la racialisation dont l’objectif premier reviendrait à catégoriser comme différents des individus placés au cœur de la communauté nationale. «   C’est la nécessité de révéler une différence devenue insensible, écrit-il, qui commande une description de l’identité visée en termes généalogiques et naturels. » Sous la plume de Schaub, la race ne sert donc pas en premier lieu à penser le lointain. Elle est d’abord une invention qui catégorise des populations locales en leur assignant une altérité naturelle et immuable. Ensuite, Schaub établit un rapport d’ascendance entre le racisme généalogique subi par les convertis d’Espagne et la discrimination fondée sur le phénotype imposée aux esclaves noirs du Nouveau Monde. L’historien démontre comment le modèle raciste ibérique aurait trouvé dans les Amériques un nouveau déploiement, embrassant des populations dont la condition servile allait devenir héréditaire. Dans le fonctionnement du racisme, ce serait donc la généalogie qui primerait sur la couleur de peau. Avec cette idée, les analyses de Schaub présentent un apport passionnant aux discussions sur la racialisation. Stimulantes, elles substituent toutefois à l’américano-centrisme tant redouté une lecture parfois trop déterminée par le cas ibérique.

Idées
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