Nationalisme et laïcité arabe

Georges Corm fait revivre des courants de pensée aujourd’hui souvent frappés d’invisibilité.

Denis Sieffert  • 16 juillet 2015 abonné·es
Nationalisme et laïcité arabe
© **Pensée et politique dans le monde arabe** , Georges Corm, La Découverte, 346 p., 23 euros.

La pensée politique arabe est-elle réductible à l’islamisme ? Au moment où les événements internationaux et le miroir des médias occidentaux nous incitent à répondre par l’affirmative à cette question, Georges Corm prend le contre-pied en replaçant ce questionnement dans une perspective historique. L’économiste et historien libanais, auteur en 1983 d’un ouvrage de référence, le Proche-Orient éclaté  [^2], remonte à la première moitié du XIXe siècle, époque faste d’un renouveau de la pensée arabe. Le cœur intellectuel de ce « revival », nous dit-il, est l’université religieuse Al-Azhar du Caire. Georges Corm évoque notamment la grande figure de Rafa’at Al-Tahtawi (1801-1873), véritable passeur de cultures entre le monde arabe et l’Occident. Un autre personnage, Taha Hussein (1889-1973), ira plus loin encore en affirmant l’appartenance de l’Égypte au monde européen méditerranéen. Corm souligne également l’importance de l’évolution du statut des femmes dans cette pensée réformatrice incarnée par la poétesse palestino-libanaise May Ziade (1886-1941) qu’il compare à Simone de Beauvoir. Si cette tentation de l’Occident a une profonde influence jusqu’au mitan du XXe siècle, elle a par la suite reflué avec l’échec politico-militaire du nationalisme arabe. Ce sont les agressions européennes puis américaines qui vont affaiblir des courants modernistes et laïcs imprégnés de marxisme.

À partir de l’offensive franco-israélo-britannique de Suez, en 1956, le mouvement nationaliste, plutôt d’inspiration libérale, au sens politique du terme, va se radicaliser. Le nassérisme et le baathisme syro-irakien connaissent typiquement cette mutation qui conduira l’un à une quasi-disparition, et l’autre à la dérive de « pouvoirs autoritaires et solitaires ». Corm analyse ensuite ce qu’il nomme « le contexte d’émergence de la pensée islamisante antinationale ». Il voit dans « l’instrumentalisation de l’islam par les États-Unis », notamment au travers de l’alliance stratégique avec l’Arabie saoudite, un facteur majeur favorisant l’essor de l’islamisme politique. Dans la dernière partie de l’ouvrage, Georges Corm analyse la double récupération des révolutions arabes par les islamistes et les pouvoirs autoritaires. Il tente de faire vivre au travers de plusieurs personnages une pensée moderniste arabe marginalisée. Et l’historien se fait finalement militant pour lancer un appel « à la jeune génération d’Arabes […] à se libérer des carcans intellectuels dans lesquels les ont enfermés d’un côté les islamophiles, de l’autre les islamophobes racistes ». Au total, un livre passionnant pour qui veut connaître et comprendre les courants de pensée qui traversent le monde arabe depuis deux siècles. On regrettera tout juste une vision un peu trop « française ». L’analyse du phénomène islamiste, qui aurait mérité plus de complexité, s’en trouve parfois affaiblie.

[^2]: La Découverte (1983), qui a donné lieu à plusieurs rééditions.

Idées
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