Quand les nations résistent…

Des référendums sur les traités à la crise grecque, les nations ont régulièrement exprimé leur désaccord avec la construction européenne. Sans toujours choisir la voie souverainiste.

Olivier Doubre  • 16 juillet 2015 abonné·es
Quand les nations résistent…
© Photo : Govin-Sorel/Photononstop/AFP

Élu six mois plus tôt, Alexis Tsipras a décidé, fin juin, de s’en remettre à la nation grecque. Dès l’annonce du référendum sur les exigences des créanciers, il a été accusé tous azimuts de « chantage », d’ « irresponsabilité » (Nicolas Sarkozy), de « trahison » (Jean-Claude Juncker), ou d’être « responsable de l’arrêt des négociations à Bruxelles » (Jeroen Dijsselbloem, président de l’Eurogroupe et social-démocrate néerlandais). Enfin, parmi les innombrables éditorialistes (ou éditocrates) outrés qu’un chef de gouvernement d’un État membre de l’Union européenne puisse avoir eu une idée aussi saugrenue, l’ancien directeur du Monde Jean-Marie Colombani considéra que « Tsipras pren[ait] en otage le peuple grec » et « nourri[ssai]t un national-populisme » avec cet « appel au peuple [qui était] un aveu de faiblesse ». Pis, un « déni de démocratie »  !

Depuis le XXe siècle et son cortège de violences, la nation a mauvaise presse. Sans méconnaître les dangers des replis nationalistes, ni les égoïsmes nationaux au sein des institutions européennes qui bloquent souvent la recherche de l’intérêt général, l’échelon national est récemment redevenu celui de la résistance des peuples aux diktats néolibéraux. Appréhendée de façon ouverte, généreuse et solidaire, la nation ne semble plus cette vieille entité démodée ou « ringarde », telle que l’ont présentée (comme la protection sociale ou la réduction du temps de travail !) les thuriféraires de la prétendue modernité européenne néolibérale depuis les années 1980.

Si la construction européenne devait permettre, selon la formule bien connue, le développement et la libre circulation des marchandises, des capitaux et des hommes, ces derniers ont de fait été oubliés. Aussi, les peuples, premières victimes de la crise du capitalisme et de l’aggravation des inégalités, sentent maintenant la nécessité de contrepoids démocratiques face à une Union européenne essentiellement au service des puissants. Contrepoids à la désintégration sociale qui passent parfois par une réhabilitation de l’espace national. La nation grecque est aujourd’hui la tête de pont de la reconquête démocratique face à des institutions européennes ou internationales qui, dans les cas du FMI et de la Banque centrale européenne (dirigée par l’ancien haut responsable de Goldman Sachs, l’Italien Mario Draghi), ne font l’objet d’aucun contrôle parlementaire ou populaire. Déjà, en 2011, quand le très pâle social-démocrate George Papandréou, héritier type de l’oligarchie au pouvoir depuis des décennies en Grèce, a émis l’idée de soumettre à référendum le plan drastique de coupes budgétaires proposé alors « en échange » d’un prêt de 130 milliards d’euros, il en a été pour ses frais.

Au sommet suivant du G20, dans une séance d’humiliation publique face aux caméras du monde entier, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy lui ont signifié l’outrecuidance de sa proposition. Débarqué quelques mois plus tard de la tête du gouvernement, il a été remplacé par Loukas Papadimos, vice-président de la BCE : quelqu’un sur lequel on pouvait compter ! C’est que depuis les années 2000 la troïka et les dirigeants européens ont été échaudés avec ces fâcheuses consultations référendaires, par nature incontrôlables. Les Irlandais leur ont donné à plusieurs reprises des sueurs froides et les ont obligés à de longues campagnes d’« explication ». Il a en effet fallu faire voter deux fois le peuple irlandais pour qu’il finisse par approuver le traité de Nice, en 2003, après un rejet en 2001. Têtus, ces maudits Irlandais donneront à nouveau du fil à retordre pour approuver le traité de Lisbonne : ils ont d’abord dit « non », en juin 2008, avant de rentrer dans le « droit chemin », en octobre 2009.

Or, on se souvient que ce traité de Lisbonne était déjà lui-même une réécriture partielle du Traité constitutionnel européen (TCE), rejeté en 2005 par les référendums français et néerlandais. Après ce traumatisme démocratique, les dirigeants européens font tout leur possible pour s’éviter une nouvelle déconvenue. Imprévisibles, donc, les nations ? Certes, seuls, leurs élus ne pourront efficacement lutter, ni contre les multinationales, ou les grands lobbys, ni contre les méthodes d’optimisation fiscale, ou le capitalisme financier, lequel se joue des frontières. Et l’arme du protectionnisme est très contestable.

Mais les nations sont encore l’espace où l’on peut imaginer des alternatives. Alors que les vieilles nations devraient être condamnées par l’Europe depuis longtemps, la faillite démocratique de la construction européenne les relance. Elles redeviennent le lieu où il est possible de résister à l’hégémonie libérale. Le seul lieu « des alternatives pratiques à la “gouvernance financière”, dans le champ de la société et des institutions » [^2], comme le notait récemment le philosophe Étienne Balibar. Pour autant, ce retour à la nation ne peut être une réponse durable à la question démocratique. Sans compter qu’il peut produire des effets pervers. Le repli nationaliste sous la férule de l’extrême droite est bien plus qu’une hypothèse, c’est un mal dont on aperçoit déjà les symptômes. Ce serait le résultat ultime et paradoxal d’une construction européenne qui n’a pas su ou pas voulu se doter d’un cadre politique et démocratique.

[^2]: « Europe unie, Europe divisée », Dominique Crozat, Élisabeth Gauthier & Louis Weber (dir.), édition française du « Yearbook 2015 » de la revue Transform ! Europe, éd. du Croquant, fév. 2015, 252 p., 20 euros.

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La nation est-elle ringarde ?
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