Jean Stern : « Les journaux, des outils d’influence »

Préoccupé par l’avenir de la presse, Jean Stern replace la concentration des médias dans un contexte historique et souligne ses dangers.

Jean-Claude Renard  • 30 septembre 2015 abonné·es
Jean Stern : « Les journaux, des outils d’influence »
Jean Stern Journaliste, auteur de les Patrons de la presse nationale, tous mauvais, La Fabrique, 2012.
© DE SAKUTIN/AFP

En 2012, son essai les Patrons de la presse nationale, tous mauvais  (La Fabrique) dressait un tableau sombre de la situation des journaux, pointant du doigt la responsabilité des magnats plus que celle d’Internet dans la crise du secteur. Jean Stern soulignait le poids de la finance dans les titres entre les mains des industriels, la présence de journalistes managers en tête de gondole des rédactions et une indépendance perdue au fil des années. Rédacteur en chef de la revue Chronique d’Amnesty International, passé par Gai pied, Libération et la Tribune, il revient sur la concentration des médias en cours, avec ses causes et ses conséquences, où la boucle semble bouclée.

De Patrick Drahi reprenant l’Express à Bernard Arnault rachetant le Parisien, comment se fait-il que cette redistribution des cartes dans les médias se joue sur une si courte période ?

Jean Stern : Elle n’est pas si courte que cela. Ce phénomène a commencé il y a une dizaine d’années. L’accentuation actuelle s’explique par le fait que racheter un journal coûte de moins en moins cher. Le prix de vente du Parisien n’est pas celui qu’il était il y a deux ans, passant de 200 millions d’euros à 50 millions. Le groupe L’Express s’est également vendu très bon marché. Mécaniquement, pour des milliardaires, il est de plus en plus facile d’acheter un titre. Pour quelqu’un comme Bernard Arnault, 200 millions, à l’échelle de LVMH, ce n’était pas grand-chose ; alors, à 50 millions, c’est une bouchée de pain ! D’autant plus avec les mécanismes probables de fusion des services généraux et de publicité.

Ces grandes manœuvres ne sont-elles pas liées à la prochaine élection présidentielle ?

Sans faire de raccourci hardi, il y a sûrement un lien de cause à effet. Certains journaux, propriété de groupes indépendants, comme l’Express, sont aujourd’hui achetés par des gens dont l’intérêt premier n’est pas la presse. Ils sont à la tête d’industries extrêmement puissantes, qu’il s’agisse des télécoms, du câble ou du luxe pour LVMH. Leur intérêt est stratégique : avoir des instruments d’influence qui leur permettront éventuellement de faire passer des messages. Le lien politique direct, pour une affaire comme Canal + ou Libération, n’est pas d’emblée évident à établir, d’autant qu’on ne connaît pas encore le candidat de la droite pour la prochaine présidentielle, mais c’est au minimum une remise en ordre des journaux et la concentration incroyable qui va avec puisque la presse française, dans sa presque totalité, est entre les mains de moins d’une dizaine de personnes ! Il y a là un courant politique majeur d’une France néolibérale, avec des journaux appartenant à des milliardaires qui pensent qu’il faut travailler le dimanche, contrôler davantage les chômeurs et taper sur les pauvres.

La presse est-elle toujours la danseuse des grands patrons ?

Elle l’est plus que jamais puisqu’on n’a pratiquement plus de titres indépendants, au moins dans la presse nationale. C’est une danseuse parmi d’autres, à côté de fondations culturelles, de vins, de l’immobilier, de toutes sortes de préoccupations. La presse est un élément de standing des grands patrons. C’est aussi un agent d’influence pour eux sur différents marchés, les campagnes publicitaires notamment, puisqu’ils en vivent essentiellement. Pour SFR ou LVMH, l’un des plus grands annonceurs, ce n’est pas rien.

Y a t-il un distinguo entre ces nouveaux magnats de la presse et ceux d’hier ?

Pas réellement. Dans les années 1930, les magnats de la presse étaient déjà des industriels qui n’étaient pas issus de la presse. Tout le système est refondé à la Libération, avant que ne reviennent finalement les groupes industriels généralistes. Ce que l’on voit moins aujourd’hui, c’est la résistance des citoyens, de la société civile et des journalistes à ces prises de contrôle. On a l’impression qu’un certain fatalisme s’est installé.

D’aucuns diront que, sans ces grands patrons, les journaux auraient tiré le rideau…

Pas du tout. Cette situation est liée à la perte d’indépendance des journaux, qui remonte aux années 1980 et 1990, quand les patrons croyaient aux vertus du marché et que Colombani rêvait de mettre le Monde en Bourse, comme July à Libé. Cela a entraîné une croissance des journaux de manière exagérée, avec une surpagination, des investissements dans les imprimeries, un surplus de publicité. Ce grand train n’a pas tenu quand la crise est venue et que les ventes ont baissé. La question de la diffusion des journaux, de la rémunération des kiosquiers, de la création de points de vente a été largement éludée. Le retour du boomerang a été violent. D’autre part, les lecteurs et les journalistes n’ont peut-être pas su réagir à temps, ni trouvé les réponses au contrôle des médias par les capitaines d’industrie.

La loi anti-concentration date de 1986. N’est-elle pas obsolète ?

Elle l’a été dès le premier jour puisque, votée par la gauche mais non assumée, elle a été totalement détricotée par le gouvernement Chirac. Il faudrait revoir l’ensemble de la législation sur la presse. On ne peut avoir plus de deux supports sur trois. On n’a théoriquement pas le droit de posséder plus de 30 % des titres de la presse quotidienne nationale. Or, Bernard Arnault possède déjà les Échos et il vient de prendre le Parisien/Aujourd’hui en France, tout en finançant l’Opinion. De son côté, Drahi contrôle un quotidien d’opinion et un hebdo… On laisse faire, en même temps que Bercy demande à Drahi, pour pouvoir s’occuper de SFR, de se charger de Libé … À l’échelle de ses investissements, ça doit à peine représenter 0,05 % ! Et il peut toujours se vanter d’être un bon soldat de la démocratie.

Ces grands patrons de presse ne sont pas des journalistes, mais des industriels en dehors du secteur, gérant en fonction d’une rentabilité économique. N’est-ce pas l’une des raisons de la crise de la presse ?

C’est en tout cas l’une des raisons de l’aggravation de cette crise de la presse. Il faut comprendre les lecteurs : comment peut-on avoir confiance en des gens comme Bolloré, qui confondent information et communication et qui imaginent que les médias sont au service direct de leurs intérêts et de leurs stratégies industrielles ? C’est ainsi qu’ils pensent. Bolloré devant le CSA, c’est exactement ça : pour lui, tout ce qu’il fait est normal, c’est son droit légitime de propriétaire.

Le mouvement opéré cette année risque-t-il de se poursuivre en matière de concentration ?

Ce sera de plus en plus difficile, vu que les proies se réduisent ! Comme quotidiens nationaux généralistes, que reste-t-il en dehors de la Croix et de l’Humanité  ? En région, dans une autre temporalité et un autre mode d’organisation, c’est aussi verrouillé, les journaux appartiennent à différentes familles. Les Hutin dans l’Ouest, Bernard Tapie dans le Sud, la famille Baylet dans le Sud-Ouest, d’autres familles dans le Centre… On peut dire que la concentration des médias est terminée avec la prise de contrôle du Parisien.

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